Port des Barques

Port des Barques

vendredi 24 août 2018

Fernando Pessoa, tout le quai est une mélancolie de pierre




         Seul, sur le quai désert, en ce matin d'été,
         Je regarde du côté de la barre, je regarde vers l'Indéfini,
         Je regarde et j'ai plaisir à voir,
         Petit, noir et clair, un paquebot qui entre.
         Il apparaît très loin, net, classique à sa manière.
         Il laisse derrière lui dans l'air distant la lisière vaine de sa fumée.
         Il apparaît entrant, et le matin entre avec lui, et sur le fleuve,
         Ici, et là, s'éveille la vie maritime,
         Des voiles se tendent, des remorqueurs avancent,
         De petites embarcations surgissent de derrière les navires qui sont dans le port.
         Il y a une vague brise.
         Mais mon âme est avec ce que je vois le moins,
         Avec le paquebot qui entre,
         Parce qu'il est avec la Distance, avec le Matin,
         Avec le sens maritime de cette Heure,
         Avec la douceur douloureuse qui monte en moi comme une nausée,
         Comme le début d'une envie de vomir, mais dans l'esprit.
         Je regarde de loin le paquebot, avec une grande indépendance d'âme,
         Et au fond de moi un volant commence à tourner, lentement.                                
                                                                                      
        Les paquebots qui le matin passent la barre
        Charrient devant mes yeux
        Le mystère joyeux et triste des arrivées et des départs.

                                                                                         (…)

        in Ode maritime, éditions de La Différence, 2009, p.p 13/15

J'aime tous les quais du monde pour leur ouverture sur l'inconnu, les plus lointains ayant laissés en moi d'inoubliables souvenirs. J'habite depuis en Île de France, une ville bordée de quais, qui se prend parfois pour une île. L'été, elle et moi n'en sommes que plus solidaires.

J'ouvre pour la première fois le recueil Ode maritime de Fernando Pessoa, cet écrivain portugais aux multiples hétéronymes, qui fut un grand solitaire. Il contient des pages brûlantes, qui viennent soudain ébranler le silence.

         Ah, n'importe comment, n'importe où, s'en aller !
         Prendre le large, au gré des flots, au gré du danger, au gré de la mer,
         Partir vers le Lointain, partir vers le Dehors, vers la Distance Abstraite,
         Indéfiniment, par les nuits mystérieuses et profondes,
         Emporté, comme la poussière, par les vents, par les tempêtes !
         Partir, partir, partir, partir une fois pour toutes !
         Tout mon sang rage pour des ailes !
         Tout mon corps se jette en avant !
         Je grimpe à travers mon imagination en torrents !
         Je me renverse, je rugis, je me précipite !...
         Explosent en écume mes désirs
         Et ma chair est un flot qui cogne contre les rochers !

         ibid p.35

Au paroxysme du délire, le poète s'offre alors aux tortures imaginaires les plus sensuelles, se faisant le moussaillon d'un équipage imaginaire, pour échapper à sa vie pacifique, sa vie assise, statique, réglée et corrigée :
    
          (…)

          Ah! torturez-moi,
          Déchirez-moi et ouvrez-moi !
          Dépecé en morceaux conscients
          Renversez-moi sur les ponts,
          Dispersez-moi sur les mers, laissez-moi
          Sur les places voraces des îles !
          (…)

          ibid p.63


Quand il revient enfin à lui, c'est pour dire un dernier adieu au navire :

           (…)

           Passe, lent vapeur, passe et ne reste pas…
           Passe loin de moi, passe loin de ma vue,
           Va-t'en du dedans de mon cœur,
           Perds-toi au Large, au Large, brume de Dieu,
           Perds-toi, suis ton destin et laisse-moi...
           Moi qui suis-je pour que je pleure et interroge ?
           Moi qui suis-je pour que je te parle et t'aime ?
           Moi qui suis-je pour que je sois troublé de te voir ?
           Quitte le quai, le soleil croît, érige son or,
           Luisent les toits des bâtiments du quai,
           Tout ce coté-ci de la ville brille…
           Pars, laisse-moi, deviens
           D'abord le navire au milieu du fleuve, détaché et net
           Puis le navire en route vers la barre, petit et noir,
           Puis point vague à l'horizon (ô mon angoisse!)
           Point de plus en plus vague à l'horizon…,
           Puis rien, que moi et ma tristesse,
           Et la grande ville maintenant pleine de soleil
           Et l'heure réelle et nue comme un quai déjà sans navires,
           Et la rotation lente de la grue qui comme un compas qui tourne,
           Trace un demi-cercle de je ne sais quelle émotion
           Dans le silence bouleversé de mon âme…

           ibid p.91

Un bel article de Jacques Décréau paru en 2012, sur la Pierre et le sel, vous en dira bien davantage !

Bibliographie:

  • Ode maritime, Fernando Pessoa, éditions de la Différence, 2009
sur internet :



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