Port des Barques

Port des Barques

mercredi 8 juillet 2015

Ana Blandiana, pour une canicule (9)

Je pleurais tout en nageant au travers de la masse visqueuse étincelante de couleurs, je pleurais en nageant avec désespoir, sans savoir si je pourrais arriver quelque part, s'il existait seulement un endroit où l'on pouvait arriver. Mais j'avais enfin compris que la matière fondue ne me souillait pas, que les couleurs n'osaient pas me toucher, que je n'étais pas devenue folle et que je n'avais pas disparu moi aussi, parce qu'ainsi en avait décidé la force maléfique qui avait dirigé cet épisode d'apocalypse dont elle m'avait élue, destinée à être le témoin. J'existais afin de pouvoir observer, j'existais afin de donner un sens à ce spectacle. J'étais le spectateur maintenu en vie afin d'applaudir aux prodiges et qui applaudit pour la simple raison qu'il a été gardé en vie. Mais je ne voulais pas applaudir. Je ne voulais pas être le spectateur émerveillé de ces cataclysmes splendides et écœurants. L'immense beauté qui me faisait pleurer d'admiration ces larmes ridicules me hérissait de douleur et d'une révolte impuissante. Ma seule chance était de tourner le dos à ce spectacle admirable de beauté dévastatrice, de ne pas le reconnaître, de m'éloigner, de l'oublier, de rompre tout sentiment à son égard, de ne pas l'admirer, de ne pas le haïr, de ne pas me laisser fasciner, de ne pas accepter la vie offerte avec tant de cruauté, de nager contre cette force que je ne comprenais pas, contre mon corps vivant qui ne m'écoutait plus, de nager, de nager. Je nageais de toutes mes forces sans savoir vers quoi je me dirigeais, en un ultime et définitif geste de refus; je nageais avec mes dernières ressources d'énergie cependant que mes yeux se fermaient, alors qu'un léger rougeoiement perçait encore au travers de mes paupières, et mon corps se sentait glisser, impuissant, vers le bas, vers les profondeurs inconnues de la matière.
    Je revins à moi sur la même plage. Je n'avais rien oublié. Le soir était tombé. Les algues paraissaient noires et les détritus dévastés offraient un profil porteur de sens, pour ainsi dire, mystérieux. La mer respirait lentement, avec quelque chose de coupable dans la façon dont elle ne semblait ne pas vouloir attirer l'attention, et renfermer un secret dans son flux trop régulier et prévisible. L'air se colorait, se condensant en un bleu intense. J'étais allongée sur le dos, les bras largement ouverts, mes muscles parcourus de douleurs cuisantes s'allongeaient à leurs extrémités et donnaient l'impression de s'écouler dans le sol par les bouts inertes de mes doigts et par la peau craquelée de mes talons; mes cheveux s'emmêlaient dans les éclats de coquillages, ils étaient pleins de sable et de minuscules coquilles d'escargots, ils gonflaient de temps à autre sous l'effet d'une rafale de vent, comme une voile effilochée qui serait encore capable de s'élever, mais non plus de mettre en branle le fardeau vivant qu'elle accompagnait; ma tête, comme détachée de mon corps, légère, reposait presque avec tendresse sur une boîte carrée, à moitié pliée et qui portait une étiquette indéchiffrable. De temps en temps une vague plus allongée arrivait jusqu'à moi, léchant avec un respect craintif la main qu'elle pouvait atteindre, mouillant le bout des mèches étalées jusque-là et les laissant recouvertes d'un sable fin presque invisible; parfois une vague touchait ma joue et faisait fondre le sel de mes larmes, puis s'enfonçait brusquement dans le sol avec une sorte de complicité suspecte. On commençait à apercevoir les étoiles, encore peu nombreuses et pâles, frêles, comme si elles étaient prêtes à renoncer à tout instant, à disparaître. J'étais allongée sur le dos, le visage tourné vers elles, vers l'immense vide dans lequel elles déversaient goutte à goutte leur timide scintillement, et je sentais la terre, avec ses mers et ses océans oscillant sur leurs grands fonds, tourner doucement , précautionneusement, craintivement, suspendue dans l'abîme, tout comme moi, tout juste accrochée, sur une plage, au-dessus de l'immensité qui m'attirait, dans laquelle je pouvais m'effondrer à tout moment, tomber sans espoir au milieu de ces étoiles inconnues. Je n'avais pas peur, je savais que ce serait une chute qui ressemblerait à un envol, mais sans le vouloir, fascinée et prête à m'élancer dans les nues, mes doigts se cramponnaient désespérément au sable, aux algues, aux détritus, à l'eau. Mes cellules, composées des mêmes éléments chimiques que les molécules de ces résidus, et de ces pierres, et de ces plantes, se sentaient solidaires ici et refusaient de me suivre... Mes cellules malades de fatigue et d'effort étaient envahies du désespoir qui à un moment donné avait été un état d'âme et, maintenant, était une sorte de plasma organique, une sorte d'humeur de tout mon organisme abandonné au dégoût et à la révolte, mais tout ceci était trop épuisant pour pouvoir les exprimer, pour pouvoir les libérer des tissus cachés où elles fermentaient. Je n'avais rien oublié. La stupéfaction continuait à se déposer, comme du marc de café, de plus en plus épais au fur et à mesure que chaque heure d'incompréhension s'insinuait en moi.

(à suivre)

in Les Saisons, L'été,  – La ville qui fond, nouvelle de Ana Blandiana, traduites du roumain par Muriel Jollis-Dimitriu, éditions Le Visage Vert, 2013, pages 113, 114, 115.

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