Port des Barques

Port des Barques

vendredi 3 juillet 2015

Ana Blandiana, pour une canicule (3)

Un troisième épisode de la nouvelle d'Ana Blandiana, L'été, La ville qui fond.

   C'était un matin enveloppé de cette lumière livide, de ces ténèbres diluées jusqu'au bleu par les reflets du soleil qui se trouvait encore sur l'autre rive. Le ciel trouble était peut-être couvert de nuages ou seulement des dernières traînées de la nuit. Il faisait assez froid, mais je ne me rendais pas compte si le léger frisson qui m'électrisait de temps à autre était dû à l'air frais ou simplement à l'attente fébrile qui flottait dans l'air et faisait trembler l'herbe frêle alors même qu'il n'y avait pas un souffle de vent. Les maisons avec leurs étages et les stores, leurs terrasses couvertes et leurs parasols, les maisons fermées et endormies ne s'accordaient pas avec cette atmosphère extraterrestre – ou peut-être trop terrestre pour elles, pour leur entendement – avec la lumière qui pour le moment avait cette nuance cadavérique propre au rêve plutôt qu'à la vie. La mer était presque immobile, tellement immobile que les vaguelettes qui s'agitaient doucement en touchant le rivage semblaient entraînées par une force extérieure et miraculeuse. De temps à autre, de plus en plus souvent, passait sur l'étendue grisâtre et calme un éclair à peine perceptible, étincelant, rougeâtre, une idée peut-être, ou bien juste une impression, comme une inquiétude. Le lever du soleil était tout proche. Et je me mis tout à coup à courir au bord de l'eau, vers le nord, là où je savais qu'il n'y a plus ni maisons ni tentes, là où je savais qu'il n'y a plus qu'un champ immense plein de résidus, et, un peu plus bas, la plage, elle aussi pleine des détritus de la mer, d'algues et de coquillages, de pierres polies et tranchantes, de méduses échouées et de bouts de bois pourri rejetés par des naufrages oubliés. je me mis à courir, et je courais de plus en plus vite, terrifiée à l'idée que le lever du soleil puisse me trouver sur cette plage labourée et nivelée avec soin, enrichie de sable étranger laborieusement transporté par camions, je courais comme si j'avais eu peur que le soleil me prît pour un émissaire de ces fenêtres verrouillées et de ces murs isolants.
   Sur environ trois kilomètres le rivage était désert et conservait, à coté des déchets provenant des hôtels s'élevant à chaque bout, un peu du caractère sauvage et libre propre au rivage éternel. Étrange, ce que l'on pouvait se sentir libre dans ce paysage désolant, au milieu des boîtes de conserves vides, des algues desséchées et des coquillages à l'odeur âcre dans leurs coques. C'était un chaos qui ne vous obligeait à rien, pas même à l'admiration – une tendre indifférence, un abandon amical. En apparaissant, le soleil découvrait, lui ôtant tout son mystère, ce paysage de décomposition joyeuse, il me le dévoilait dans toute sa laideur bienveillante, ce qui me calmait et me donnait un étrange sentiment de sécurité. À une vitesse étonnante par rapport à la très lente dégradation de l'obscurité jusque-là, une fois qu'il eut été trahi par l'horizon qui ne voulait plus le cacher, le soleil se laissa envahir par une impatience fébrile, il commença à s'élever avec une hâte évidente, on aurait dit qu'il récupérait des territoires qui ne l'avaient pas tenté jusqu'alors. Tout d'abord ç'avait été une calotte rousse aux ombres violacées, dépourvue d'éclat, puis un hémisphère d'un rouge intense qui essayait de briller, mais ne parvenait qu'à se consumer, comme un regard trop intense pour réussir à voir, et bientôt, finalement, ce fut un globe entier à la forme souple et incertaine, telle une membrane emplie d'un liquide qui ne serait pas capable de tendre uniformément l'enveloppe qui le contient. Pendant quelques instants il y eut même une lutte silencieuse entre l'horizon qui s'obstinait à garder un petit point de contact et cette sphère bien décidée, partie dans les hauteurs, et, tout en affrontant les forces contraires, l'horizon s'arc-boutait, ployait afin de se retenir dans un ultime effort, alors que la membrane arrondie s'allongeait au risque d'éclater à cause de la tension. Quand elle se détacha, la force de recul de l'effort fourni fut si grande que la sphère délivrée de cette étreinte, commença à monter en tournant sur elle-même à toute vitesse dans le ciel, de plus en plus certaine de la trajectoire que jusque-là elle ne semblait que deviner. Mais une nouvelle lutte commençait tout juste, d'un autre genre, plus fragmentaire, plus subtile. De fins voiles de nuages, fondus jusque-là dans le gris général, commençaient à se laisser entrevoir à l'horizon, passant sur la face du soleil, peu préparée à cette insulte, avec une sorte de timidité insolente. Parce que c'était bien le soleil, il n'y avait pas l'ombre d'un doute, bien que son visage pâle, plutôt mesquin, se reflétât en moi comme une découverte humiliante, comme une frustration. Il passait sans se défendre, sans même essayer de se défendre, d'un nuage à l'autre, il sortait patiemment de derrière un rideau, pour être rapidement absorbé derrière un autre, comme dans un jeu de cache-cache, un jeu en rouge et gris, sans rien de vraiment exaltant, sans émotion particulière. Et pourtant, comme si cela n'avait rien à voir avec ces chamailleries quelque peu pénibles, le jour se levait implacable et triomphant, dissimulant sa source, mystérieusement vainqueur.

(à suivre)

in Les saisons, nouvelles, traduites du roumain par Muriel Jollis-Dimitriu, aux éditions Le Visage Vert, 2013, pages 96/97/98
   

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