Port des Barques

Port des Barques

lundi 6 juillet 2015

Ana Blandiana, pour une canicule (8)

Une démence joyeuse orchestrait les cris déchaînés des passants qui se ruaient d'un coté à l'autre en se montrant les désastres, au milieu d'éclats de rire, avec les mains tendues, et cherchant sans cesse à voir un spectacle encore plus incroyable, encore plus total. Il n'existait pas de spectacle plus total que le spectacle offert par cette masse d'êtres qui semblait immune à la douleur, à la frayeur, à la mort même, inconsciente au point de transformer la déroute en jubilation. Et pourtant, beaucoup d'entre eux mouraient, à moins qu'ils n'aient découvert une autre modalité d'existence en dessous, recouverts par les vagues informes de la matière. Ils disparaissaient purement et simplement sans laisser de traces, sans désespoir, ils riaient, et leurs bouches ouvertes se remplissaient, du magma qui pénétrait partout, ils s'embrassaient, ils s'accouplaient, ils se laissaient tomber volontairement, avec des spasmes de plaisir et d'hystérie, dans cette tombe fluide et collective. Au-dessus d'eux, pendant une seconde, la vase bouillonnait et tourbillonnait, puis s'apaisait définitivement. Quels monstres allaient naître sur l'autre rive après ces copulations délicates et répugnantes, quelle sorte de créatures, adaptées à cette vase sans empreintes, à cette substance pâteuse apocalyptique, allaient apparaître afin de la peupler, comme des larves capables d'attendre des millions d'années pour donner naissance à une nouvelle faune, qui sait, à une nouvelle espèce humaine?...Les derniers survivants se dissolvaient comme des fantômes dispersés par la brise du matin. Leur chevelure commençait à se répandre, leurs mains s'allongeaient à l'infini, la chair glissait de leurs os restés debout un instant de plus avant de s'effondrer à leur tour dans l'océan visqueux. J'étais réellement suspendue à la contemplation de ce spectacle, loin de tout sentiment, j'étais prête à m'élancer au-dessus de lui. La ville avait probablement été construite en pente, car la matière fondue avait commencé à glisser, comme un grand fleuve qui s'écoule lentement vers on ne sait quels abîmes, entre des rives pas très élevées, et les anciennes maisons, elles aussi érodées et ramollies, étaient tacitement disposées à céder.
    C'est ainsi que je découvrais, tout en avançant, en nageant presque, au travers de ce paysage en voie de liquéfaction, la disposition bizarre de la ville, avec ses rues semblables à des rubans attachés au sommet de la colline de la cathédrale et flottant du haut vers le bas en une liberté symétrique. Étonnamment la cathédrale résistait encore – il est vrai que ses croix avaient fondu, et que ses tourelles s'étaient comiquement tordues –, malgré tout elle avait encore des formes, étranges, ridicules, certes, mais miraculeusement présentes au milieu de ce désert informe et presque silencieux. Pas pour très longtemps, évidemment.
    Même le ciel avait commencé à couler, liquéfié en bleu, en larges traînées de couleur qui ruisselaient sur tout le paysage. Comme répondant à un signal, sous cette averse, la cathédrale encore si vigoureuse commença à s'abîmer lentement, sans perdre son relief, abaissée par une trappe mystérieuse qui semblait avoir été activée par le poids de tout ce bleu qui venait recouvrir les dômes d'une cuirasse spectaculaire. Une fois cet ultime renoncement gratuit accompli, plus rien ne faisait obstacle à la plaine infinie et visqueuse dont j'étais l'ultime habitante. Je crois que c'est à ce moment que je me suis mise à pleurer. Ce n'était pas à proprement parler une souffrance qui se faisait jour dans mes sanglots de plus en plus incontrôlables et dans des larmes qui ne m'appartenaient plus. C'était une libération de mes nerfs crispés par le désir de faire quelque chose, de sauver quelque chose, une détente infinie, alors que rien ne pouvait plus être sauvé, et un immense regret pour toute cette fabuleuse beauté vide de sens.
    Le ciel s'en était allé. Il avait coulé sur la terre. Ou peut-être était-ce seulement la couleur qui le cachait. À sa place, on pouvait voir au-dessus de ma tête un immense vide, sans couleurs ni limites, un vide que l'esprit ne saurait concevoir et dans lequel le soleil flottait – comme un petit œuf de feu – dans le plasma vitreux, infini. Le crépuscule approchait. La fin d'une journée pendant laquelle la face de l'univers avait changé et qui se terminait calmement, avec la sérénité du devoir accompli. À la surface de la matière qui s'écoulait, lasse, le soleil apaisé se reflétait avec sagesse, on le voyait bien. Les couleurs que le jour avait dissoutes, annihilées, mélangées pour obtenir ce blanc horrible, les ombres les faisaient à nouveau apparaître, se distinguer les unes des autres, exister. La gigantesque steppe fluide les laissait jouer, courir, se cacher, se dévoiler à sa surface, troublée seulement par la respiration de la terre, et tout ce glissement de nuances autour de l'image du soleil reflétée dans la matière, autour du soleil qui se préparait à mourir en se dédoublant et en s'adoucissant, me comblait de sa beauté sans limites et sans retour.

(à suivre)

in Les Saisons, L'Été – La ville qui fond, nouvelles d'Ana Blandiana, traduites du roumain par Muriel Jollis-Dimitriu, parues aux éditions Le Vert Visage 2013, pages 110,111, 112, 113.

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