Port des Barques

Port des Barques

vendredi 16 novembre 2018

Delimir Resicki, plus tôt ou plus tard selon les saisons





         Saisons

         Ce soir de nouveau
         nous remonterons les aiguilles.
         À deux heures, en réalité, il sera trois heures.
         À trois heures précises, neuf torches
         éclaireront la source de ce fleuve glacial
         qui la nuit dérobait le vieil argent de tes cuisses.
         Le matin arrive une heure plus tôt, la nuit de même.
         Davantage de temps pour les nuages, le silicium et le demi-sommeil.

         Quatre biches vues
         quelques kilomètres avant Osijek
         en partant de la Baranja
         se dissiperont en une brume laiteuse
         chaque fois que j'aurai envie
         comme autrefois de taire ton prénom.

         Mes morts au vieux cimetière du village
         me chuchotaient la veille des mots
         tout simples en quatre langues.

         Comme si, sans lèvres
         les jeunes filles portant mon nom de famille
         devenues servantes et veuves
         et les vieux gars rentrés à pied
         de la guerre et qui ivres parlaient
         parfois de la Russie, du Caucase et de Tachkent
         désormais totalement invisibles dans le miroir
         m'apprenaient toujours de nouveau à parler de moi.

         Un câble en acier empêchait le bac
         tel un chien endormi au bout de la chaîne
         d'être emporté par le fleuve.

         Des centaines d'années se sont écoulées.

         Dans un sac de grains de blé
         j'ai caché une cigale
         pour qu'elle t'ouvre la porte de glace.

         Referme-la à clé lorsque l'été
         sera de retour.

         Celui qui partira en aval
         donnera naissance à une fille plus silencieuse que le clair de lune
         avant un matin d'automne.

         Celui partant en amont reviendra vers tout
         ce qui ne l'attend plus.

         Ces champs qui t'ont recouvert
         de terre gelée sont un voile
         derrière le voile des lampes à huile
         dans la lampe le printemps
         le printemps compte tes heures
         tu es le premier dans sa flamme
         parmi les endormis.

         in À jamais la neige, traduit du croate par Brandika Radic, édition L'Ollave, 2017, p.p.11 et 12

Ce poème de Delimir Resicki, parlera à tous ceux que le changement d'heure perturbe. L'auteur est né en 1960 à Osijek en Slavonie, où il vit encore. Outre la poésie, il est passionné par la photographie. Nous lui devons la photo de couverture de son livre À jamais la neige.


        
 
 
 
La Baranja, dont il évoque avec émotion les paysages, est une province de Croatie, située à cheval entre la Hongrie et la Croatie.
 
Le poème, qui suit, lui est inspiré par le tableau célèbre de Brueghel, Les chasseurs dans la neige :
 

 

Baranja, les chasseurs dans la neige
 
Partez, pour toujours.
 
Ne détruisez plus les vieilles coopératives.
 
Ne clôturez pas les zones de chasse gardées.
 
Le cerf passait
par ce même chemin
des centaines d'années durant.
 
Et hier, en descendant de mon vélo
j'en ai vu un, mort
la tête en sang, il
devait chercher et chercher
le vieux chemin à travers les barbelés.
 
Ces mêmes soirs, ces mêmes matins
ces mêmes aurores et mêmes crépuscules
d'hiver, dans la neige du tableau reviennent
de quelque part au village les chasseurs de Brueghel.
 
Debout ou assis, je restais des heures devant
cette peinture au Kunsthistorisches Museum de Vienne.
 
Même si je n'y passais qu'une seule journée
il fallait toujours prévoir ce temps.
 
Et puis un après-midi mes jambes
se sont détachées du sol et la porte de tout
ce qui a jamais été recouvert de neige
dans ma vie s'est ouverte. 
                                           
  
 
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L'abattage des porcs dans le coin gauche de la peinture.
 
Une prise modeste, juste un renard porté
sur la perche, à l'épaule d'un des chasseurs.
 
Les chiens qui tournicotent dans les jambes.
 
Les sommets blancs des montagnes en arrière-plan
les oiseaux bizarres dans l'air
au-dessous les patineurs sur glace
qui profitent des derniers rayons de la lumière du jour.
 
Il n'aurait fallu qu'un petit pas pour que
approchant même de très peu cette peinture
je me perde pour toujours dans cet espace où
parce qu'il était si parfait, si paisible
je n'osais m'approcher davantage
même si je sentais déjà entre mes mains
les patins pour la glace du soir.
 
Quelque chose peut-être me disait
de chercher encore
quelque part ailleurs
mes propres chasseurs
qui depuis des années ne chassent qu'avec leur regard
d'autres scènes d'hiver.
 
À Baranja, partir avec eux à l'aube ou au crépuscule
par les champs couverts d'une neige de plusieurs jours
et être le témoin même muet
des traces laissées là par les vivants et les morts
essayant avec tant d'espérance de nous retrouver
transis de froid auprès des barbelés.
 
 ibid  À jamais la neige, édition Galerie l'Ollave 2017, p.p.42/43 
 
 
 Cette écriture tranche par la forme et le ton avec celle de poètes actuels mais nous ouvre à une profonde réflexion sur l'essentiel de la vie.
 
Bibliographie:
  • À jamais la neige, Domaine croate / Poésie, L'Ollave, 2017


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