créatures confuses
issues du limon noir
quel potier aveugle
nous a rêvées
quelle main indifférente
nous a façonnées
visages
pétris
d'argile et de larmes ?
in Entre chair et terre, (collection l'Orpiment), éditions le Réalgar 2017, p.11
je suis née
sous l'œil de vos morts
je suis née
vêtue d'un linceul
tissé par vos silences
vous m'attendiez
ancêtres encloses
dans vos veuvages séculaires
vous m'attendiez
femmes de l'ombre
aux chevilles entravées
tristes passeuses
de l'anneau
mortifère
vous me piétinez sans me voir
sur le sol battu de vos fermes
vous me scellez la bouche
avec les pierres de vos champs
vous me condamnez
à extraire mes membres
de vos chairs mortes
à bannir
vos faces de ténèbres
où se mêlent
la sueur et l'effroi
bourreaux
entre tous
aimés
ibid, p.p.12/13
Le dernier recueil de Françoise Ascal, Entre chair et terre, paru en février 2017, s'ouvre sur ces deux poèmes, qui affichent une volonté délibérée de lever les ombres.
Née au sortir de la dernière guerre, Françoise Ascal porte dans ses gènes la mémoire de femmes fortes, mères, épouses, fiancées, amantes, créatures confuses, victimes esseulées des guerres, dont elle ne cesse de ressentir la combative présence.
L'auteur, qui fut potière avant d'aborder l'écriture, s'adresse encore à elles comme si, assise devant son tour, elle pouvait d'un seul geste de ses mains adoucir la courbe de leur destin.
Elle aime affirmer dans ses livres ces racines terriennes, comme ici dans Le Carré du ciel, à la page 116 :
"Avril. Je me nourris par la plante des pieds, la terre en travail fait monter en moi une part de sa force neuve".
En ces premiers jours d'avril, où la nature revit et nous interpelle, mon projet n'est autre que de faire ressentir, au delà de l'angoisse, cette force vive présente entre chair et terre, dans ce dernier livre.
Ai-je assez tournoyé
sous la paume du temps
ai-je assez souffert
sous les dents du manque
ai-je assez brûlé
sous l'or du désir
serai-je un jour
évidée de moi-même
coquille blanche
roulant sur la grève ?
ibid p.33
Ce que nos bouches murmurent
dans l'obscur
ce que nos yeux entrevoient
dans la lumière
dites-le nous hiéroglyphes
issus du songe
traduisez
notre effroi
notre espoir
sur la pierre l'écorce le sable
faîtes croître
une fleur de sens
ibid p.35
Cette fleur de sens s'entrouvre peu à peu dès l'enfance et rayonne le temps d'une vie, tandis que l'auteur démêle laborieusement l'écheveau du monde.
Premières lettres
premiers mots couleur
de mûre écrasée
au fil des bâtonnets
des pleins des déliés
au fil de l'encre et de la plume
tu démêles
l'écheveau du monde
ibid p.25
De la pointe de ton pinceau
tu guides vers le jour
ta part de nuit
souffle le vent
déferle la mer
dans l'encre du sablier
tu recueilles la blanche écume
du temps
ibid p.26
Entre ces deux poèmes et le suivant, s'inscrit tout le recueil, s'affirme une vie, riche de désirs, de combats, de victoires assumées et de défaites surmontées.
Recueillir la blanche écume du temps, choisir d'en faire un recueil, la vouloir pour soi, passerelle vers l'autre rive, quoi de plus téméraire ?
L'autre rive
par delà les jeunes rivières
l'autre rive
celle qui recule avec le temps
il ne me reste
pour l'atteindre
qu'un pont d'écume luisante
Ce poème rédigé en italique, non paginé et placé discrètement à la toute dernière fin du livre, vient couronner un cheminement intérieur, qui défie la peur.
si du puits qui s'ouvre
tu pressens la noirceur
ne t'effraie pas
il reste encore
à accomplir
ne serait-ce
que ta perte
ibid p.68
Entre chair et terre, accomplir ne serait-ce que sa perte relève d'une exigence intime.
Longtemps, Françoise, comme dans Perdre trace, a "retourné les pierres de son chemin d'encre", toujours en quête de "quelque chose" qui "balbutiait à l'envers des mots"... Rien d'étonnant à ce que, aujourd'hui, elle choisisse de confier son devenir à un savoir de feuilles mortes... Sur ce chemin d'envol mon amitié l'accompagne, comme je voudrais l'avoir fait pour Le Petit Prince...
un savoir de feuilles mortes
pour tout viatique
je risquerais l'envol
sans la pierre d'angoisse
qui leste mon corps
ibid p.65
Bibliographie :
- Entre chair et terre, avec des peintures de Jean-Claude Terrier, éditions Le Réalgar, 2017
- Cendres vives suivi de Le carré de ciel, éditions Apogée, 2006
- Perdre trace, avec 8 peintures d' Alain Bouillet, Tipaza, 2008
- un article sur La Pierre et le sel en 2011http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2011/08/fran%C3%A7oise-ascal-un-r%C3%AAve-de-verticalit%C3%A9.html
- un article sur la Pierre et le sel en 2014 http://pierresel.typepad.fr/la-pierre-et-le-sel/2011/08/fran%C3%A7oise-ascal-larpent%C3%A9e.html
- un article sur le Temps bleu https://www.blogger.com/blogger.g?blogID=3657709267519266914#editor/target=post;postID=3842726967562854093;onPublishedMenu=allposts;onClosedMenu=allposts;postNum=0;src=postname
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