Port des Barques

Port des Barques

vendredi 7 avril 2017

Françoise Ascal un plaidoyer pour la vie



         créatures confuses
         issues du limon noir
         quel potier aveugle
         nous a rêvées

         quelle main indifférente
         nous a façonnées

         visages
         pétris
         d'argile et de larmes ?

         in Entre chair et terre, (collection l'Orpiment), éditions le Réalgar 2017, p.11

         je suis née
         sous l'œil de vos morts

         je suis née
         vêtue d'un linceul
         tissé par vos silences

         vous m'attendiez
         ancêtres encloses
         dans vos veuvages séculaires

         vous m'attendiez
         femmes de l'ombre
         aux chevilles entravées
         tristes passeuses
         de l'anneau
         mortifère

        vous me piétinez sans me voir
        sur le sol battu de vos fermes
        vous me scellez la bouche
        avec les pierres de vos champs

        vous me condamnez
        à extraire mes membres
        de vos chairs mortes
        à bannir
        vos faces de ténèbres
        où se mêlent
        la sueur et l'effroi

        bourreaux

        entre tous
        aimés

        ibid, p.p.12/13

Le dernier recueil de Françoise Ascal, Entre chair et terre, paru en février 2017, s'ouvre sur ces deux poèmes, qui affichent une volonté délibérée de lever les ombres.

 Née au sortir de la dernière guerre, Françoise Ascal porte dans ses gènes la mémoire de femmes fortes, mères, épouses, fiancées, amantes, créatures confuses, victimes esseulées des guerres, dont elle ne cesse de ressentir la combative présence.
L'auteur, qui fut potière avant d'aborder l'écriture, s'adresse encore à elles comme si, assise devant son tour, elle pouvait d'un seul geste de ses mains adoucir la courbe de leur destin.
Elle aime affirmer dans ses livres ces racines terriennes, comme ici dans Le Carré du ciel, à la page 116 :
"Avril. Je me nourris par la plante des pieds, la terre en travail fait monter en moi une part de sa force neuve".

En ces premiers jours d'avril, où la nature revit et nous interpelle, mon projet n'est autre que de faire ressentir, au delà de l'angoisse, cette force vive présente entre chair et terre, dans ce dernier livre.

         Ai-je assez tournoyé
         sous la paume du temps

         ai-je assez souffert
         sous les dents du manque

         ai-je assez brûlé
         sous l'or du désir

         serai-je un jour
         évidée de moi-même

         coquille blanche
         roulant sur la grève ?

         ibid p.33


         Ce que nos bouches murmurent
         dans l'obscur

         ce que nos yeux entrevoient
         dans la lumière

         dites-le nous hiéroglyphes
         issus du songe

         traduisez
         notre effroi
         notre espoir

         sur la pierre l'écorce le sable
         faîtes croître
         une fleur de sens

         ibid p.35

Cette fleur de sens s'entrouvre peu à peu dès l'enfance et rayonne le temps d'une vie, tandis que l'auteur démêle laborieusement l'écheveau du monde.


         Premières lettres
         premiers mots couleur
         de mûre écrasée

         au fil des bâtonnets
         des pleins des déliés
         au fil de l'encre et de la plume
         tu démêles
         l'écheveau du monde

         ibid p.25

         De la pointe de ton pinceau
         tu guides vers le jour
         ta part de nuit

         souffle le vent
         déferle la mer
         dans l'encre du sablier
         tu recueilles la blanche écume
         du temps

         ibid p.26

Entre ces deux poèmes et le suivant, s'inscrit tout le recueil, s'affirme une vie, riche de désirs, de combats, de victoires assumées et de défaites surmontées.
Recueillir la blanche écume du temps, choisir d'en faire un recueil, la vouloir pour soi, passerelle vers l'autre rive, quoi de plus téméraire ?


         L'autre rive
         par delà les jeunes rivières

         l'autre rive
         celle qui recule avec le temps

         il ne me reste
         pour l'atteindre
         qu'un pont d'écume luisante

Ce poème rédigé en italique, non paginé et placé discrètement à la toute dernière fin du livre, vient couronner un cheminement intérieur, qui défie la peur.

         si du puits qui s'ouvre
         tu pressens la noirceur
         ne t'effraie pas

         il reste encore
         à accomplir

         ne serait-ce
         que ta perte

         ibid p.68

Entre chair et terre, accomplir ne serait-ce que sa perte relève d'une exigence intime.

Longtemps, Françoise, comme dans Perdre trace, a "retourné les pierres de son chemin d'encre", toujours en quête de "quelque chose" qui "balbutiait à l'envers des mots"... Rien d'étonnant à ce que, aujourd'hui, elle choisisse de confier son devenir à un savoir de feuilles mortes... Sur ce chemin d'envol mon amitié l'accompagne, comme je voudrais l'avoir fait pour Le Petit Prince...

          un savoir de feuilles mortes
          pour tout viatique

          je risquerais l'envol
          sans la pierre d'angoisse
          qui leste mon corps

          ibid p.65


Bibliographie :
  • Entre chair et terre, avec des peintures de Jean-Claude Terrier, éditions Le Réalgar, 2017
  • Cendres vives suivi de Le carré de ciel, éditions Apogée, 2006 
  • Perdre trace, avec 8 peintures d' Alain Bouillet, Tipaza, 2008
sur internet : plusieurs articles à propos de l'auteur rédigés par Roselyne Fritel


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