Port des Barques

Port des Barques

mercredi 3 juin 2015

Hamid Tibouchi, "un lointain intérieur"

        Et si les mots n'étaient plus que des taches         et si les lignes
        devenaient des sentiers        les pages des paysages        les chapitres
        des géants de pierre de l'île du Silence        et les livres des grands
        oiseaux sauvages annonçant la venue du printemps

        in Nervures, avec des encres de l'auteur, Éditions Autre Temps 2004, p.12

Hamid Tibouchi est né en 1951 en Algérie, à Tibane en Kabylie, au centre d'une magnifique région montagneuse, qui a fortement marqué son enfance. Très tôt ce contact avec la nature, les gens et les artisans de son village éveille chez lui un désir de créer à partir de tout ce qui lui tombe sous la main.

        "Je peins et je dessine (je dé-signe?) depuis ma tendre enfance. Sur les murs, dans la   terre,
         sur  le sol en pisé de la maison natale, sur sable, dans la neige et même dans l'eau. Mais je
         n'invente rien, je ne fais qu'imiter l'oiseau qui sautille dans la neige, le reptile qui serpente sur
         le sable, le vent qui ride la surface d e l'eau, la plante qui prend la pose, l'arbre qui fait des
         signes, Dahviya la potière qui décore une cruche. j'utilise encore souvent certains des 
         outils qu'enfant l'urgence me faisait prendre: un bâton de craie, un bout de bois, un caillou 
         pointu, un vieux couteau, un stylo à bille qui n'écrit plus mais peut servir encore à tracer, etc...
        Et, quand je n'ai rien d'autre à portée de main, mes doigts à la rescousse..." 
 
        in Portées, en partie inédit
 
Vers l'âge de dix ans, interne dans une école, il commence à peindre grâce à la boite de gouache offerte par son frère aîné. Un peu plus tard, il lit beaucoup et découvre la poésie avec son professeur de français. Ses premiers textes paraissent dans les années 70, en Algérie et en France, dans des revues. Interrogé sur son éveil artistique par le quotidien algérien, Le jeune Indépendant, en avril 2006, il répond ceci:

      "La poésie, c'est la beauté vraie des visages ridés des femmes de mon enfance: ça ne triche pas,   
       cela nous est donné dans sa vérité la plus poignante, qu'il suffit de transcrire de même avec des 
       mots simples. Mes poèmes sont souvent courts et en liaison directe avec la vie quotidienne. 
      J'aime les choses simples."

        résonances
       
        le mot simple
        pierre lancée dans l'eau limpide
        toutes ces rides
        en cercles concentriques

        in Riens, inédit

Quoi de plus simple que le rien?

        Trois fois rien
        c'est ce que je vous offre
        je dis bien trois fois rien
        Et non pas rien

        in Nervures Éditions Autre Temps 2000, avec des encres de l'auteur, p.31


 "Le simple est inépuisable" confirme Christian Bobin dans L'homme-Joie, rejoignant par là les convictions profondes de Hamid Tibouchi.

        immobilité houleuse

        on est assis immobile
                    le regard fixe
        ce n'est pas pour autant que
                    rien ne se passe

        la tête cette calebasse calme en apparence
                    la tempête la soulève
        le cœur ce frêle esquif
                    les courants le chavirent

         in Riens, inédit

         la pomme résiduelle

        il a bien travaillé le pommier
        – toutes ces compotes
        qui ont embaumé la maison
        et ces gâteaux aux pommes partagés –

        de cette abondance nulle trace
        sous le soleil d'hiver
        hormis l'unique pomme rouge
        solidement accrochée à une branche

        in Riens, inédit

En juillet 2014, Hamid Tibouchi est l'invité, à Sète, du festival  de poésie Voies Vives de méditerranée en méditerranée.
Lors d'une lecture musicale, à laquelle j'assiste, une jeune femme turque, Canan Domurcakli, chante en s'accompagnant au saz, – une sorte d'oud. Bouleversé par cette voix et cette musique traditionnelle, Hamid Tibouchi change totalement de programme et se met à lire des extraits d'un recueil épuisé, Parésie, paru à Paris en 1982, aux éditions de l'Orycte.

Le mot Parésie, précise l'auteur,  signifie d'après le Littré: "paralysie légère avec privation du mouvement, mais non du sentiment". Ce titre, à lui seul, sous-entend blessure, oppression et révolte muselée. Le poème est daté de 1974.

        Terre rêvée

        viendras-tu
        terre exempte d'angoisse
        vallée où l'on peut être homme sans frémir
        oasis de soleil
        avec de l'eau beaucoup d'eau
        avec de l'air beaucoup d'air
        et
        la
        vérité
        éclatera
        comme une pastèque bien mûre
        nous la boirons
        nous n'aurons plus soif
        de rien
        nous danserons sur nos vieux cauchemars
        et nous ferons l'amour
        en plein air
        sans fausse honte

       (21.3.74)

       in Pensées, neige et mimosas, Éditions La Tarente 1994

Puis il lit un long poème dédié à son ami journaliste, Tahar Djaout, assassiné en mai 1993, dont voici un extrait:

        Des mots
        En cascade

        Longuement
        Tu les as sucés
        Tu les as aimés
        Tu les as crachés

        Les mots
               Penses-tu
                          Ça n'a jamais
       Tué
               Personne

        Alors tu t'amuses
        À les rouler
        Dans ta bouche
        À les faire voler
        Au vent
        À les faire glisser
        Sur l'eau
        À les confier à l'écho
        Qui les répercute
        D'un versant à l'autre
        De la vallée

        Le mot Oiseau
        Le mot Rivière
        Le mot Désert
        Le mot Genêt
        Le mot Migrateur
        Le mot Canicule

        Le mot Silex
        Le mot Cataclysme
        Le mot Espoir
        Le mot Résurrection
        Le mot Vérité

        Tu les as fait sonner
        Dans ta tête
        Tu les as chuchotés
        À ta lune
        Tu les as couchés
        Sur le papier d'emballage
        Taché de jus
        De nèfles et d'abricots
        Tu les as imprimés
        À l'encre rouge

        Bonheur
        Extase
        Orgasme
        Plénitude

        Tu crois comme ça
        Que les mots sont
        Inoffensifs
        Qu'on peut les dire
        Et les redire
        Et se guérir
        Et guérir même
        Ceux que l'on aime

                  Avec
                       Des
                              Mots

        Mais qui a dit
        Que les mots
        N'ont jamais tué
        Personne

        (extrait) Pensées, neige et mimosas, éditions La Tarente 1994


Je suis frappée par le contraste entre la révolte qu'expriment ces poèmes et la douceur qui émane du visage de l'auteur. Je réalise qu'il est né "juste avant la tourmente, et qu'il a grandi sur fond de bruit et de fureur pendant les "évènements" de l'époque, comme l'écrit la journaliste Rosa Mansouri dans le journal, Le Jeune indépendant, en 2006.
Par ailleurs, il s'est écoulé presque 20 ans entre les deux textes cités, années durant lesquelles violences et chaos n'ont cessé de ravager son pays, le touchant de très près.  En 1973, c'est son ami poète Jean Sénac, qui est assassiné; en 1993, ce sont deux autres de ses amis poètes, Tahar  Djaout et Youcef Sebti, qui le sont à leur tour, à quelques mois d'écart.

Déjà, "la situation est telle qu'il est difficile pour un peintre de montrer son travail; en 1981 j'ai dû quitter l'Algérie au bord de l'asphyxie, avec un besoin urgent de respirer un autre air", confie Hamid Tibouchi dans un autre entretien. Rupture et déchirement, même si raison oblige.

"La mémoire (des blessures anciennes) – comment la contenir – parfois déborde, réclamant la parole pour la paix" lit-on dans l'un de ses inédits.

          quand la porte se souvient
          quand la table se souvient
          quand la chaise l'armoire le buffet
                                    la fenêtre se souviennent
          quand ils se souviennent intensément
          de leurs racines
          de leurs sèves
          de leurs feuilles
          de leurs branches
          de tout ce qui les habitait
          des nids et des chansons
          des écureuils et des singes
          de la neige et du vent
           – un frisson traverse la maison
          qui redevient forêt

          alors seulement j'entends couler la source
          un feu brûle autour de moi
          pour réchauffer ma nuit glacée
          de voyageur égaré

                        (14.12.70)

          in Un arbre seul, La Tarante, 2009, avec des dessins de l'auteur, p.9



         je sais qu'il fait un temps
         à ne pas mettre ses longs cheveux dehors
         mais que voulez-vous je ne peux rien
         pour le platane et le palmier

         je sais que sous l'écorce
         ils ont la sève froide et lente
         comme quelqu'un qui va mourir
         mais je n'y peux rien je vous le dis

         je ne peux rien
         contre le ciel et le pavé de boue glacée
         contre la mer vaste feuille d'ortie
         contre le vent qui malmène
         les arbres engourdis

         moi-même je sens que je meurs
         encore un peu
        
                         (16.1.71)

         in Un arbre seul, La Tarente 2009, avec des dessins de l'auteur p.9

 "Loin de me sentir déraciné, j'ai réalisé que c'est en prenant ses distances par rapport à ses
  racines qu'on y voit plus clair, qu'on s'enracine plus solidement dans sa propre culture et qu'on
  peut, par là-même, prétendre à l'universel" concède le poète dans le même entretien accordé,
  en 2006, au journal algérien, Le Jeune Indépendant. Il a choisi depuis longtemps l'essentiel.

          en ce temps-là les gens vaquaient à leurs
          occupations – laissez-moi rire
          alors que tu tâchais de traduire l'
          indicible    d'atteindre l'
          inaccessible

           in Nuits Fumeuses, aux Éditions du Chameau, Pentimento 1, 2013, peinture de Darius.



               Série Traité de Navigation (23), pigments, encres et papiers collés, 25x18,5 cm, 2009
                 in Hamid Tibouchi, l'infini palimpseste de Pierre-Yves Soucy, éditions La Lettre volée
               2010, p.58

 Hamid Tibouchi a réalisé son rêve, il est peintre et poète à la fois. Il allie mémoire, sensibilité et intuition, en lien avec sa terre d'origine. Il reste ouvert à toutes les cultures et s'est inventé une écriture.
En poésie, il use d'un langage simple mais profond. En peinture, il lui suffit d'un pinceau, trempé dans l'encre de Chine, pour donner à n'importe quel support, pauvre de préférence, rythme, souffle et présence. Sa règle de vie, la voici, rédigée à la dernière page de son recueil Nervures:

       "Nulla dies sine linea. Pas un jour sans une ligne. chaque jour, j'écris comme on jardine, 
        comme on plante des pousses en rangs serrés. Comme on tisse une toile, une tapisserie à la fois 
        régulière et pleine de défauts. Comme on tricote, maladroitement de préférence, une maille à 
        l'envers, une maille à l'endroit. Maille à partir avec la parole, avec le langage conventionnel, 
        tout ce fatras codé à l'origine de tant de malentendus et de discordes. Sans sou ni maille, faire 
        quand même, avec juste un pinceau chinois trempé dans un peu d'encre de Chine, mes lignes 
        d'écritures quotidiennes, gratuites, n'ayant aucune signification particulière et en même temps 
        tous les sens possibles, avec plaisir, jouissance même".
       

       Le silence    des mots blancs
       sur une page blanche
       on ne peut les voir ni les entendre
       mais quel vacarme à l'intérieur

       in Nervures Édition Autres Temps 2004, p.48

       Que de mots inutiles en vérité
       il y a les mots qu'on a pas osé dire
       ni même écrire    et qui auraient pu être
       source de fécondité

       ibid p.56

Cette voix en filigrane, cette mansuétude qui filtre entre les lignes demeurent ferments de réconciliation et, comme l'amitié que rien ne trouble, elles sont avec cette touche d'humour:

      Instant suspendu au fil à linge
      où l'oiseau vient se poser
      une fiente blanche en guise de virgule
      et le temps reprend son vol de sittelle

      ibid p.55

Bibliographie consultée

  • Nervures Éditions Autres Temps, avec des encres de l'auteur, 2004
  • Par chemins fertiles, propos sur la peinture et sa périphérie, de Hamid Tibouchi, Éditions Le Moulin du Roc, Niort, 2008
  • Un arbre seul, Éditions La Tarente, avec des craies grasses de l'auteur, 2009
  • Hamid Tibouchi, L'Infini palimpseste, par Pierre-Yves Soucy, Éditions La Lettre volée 2010
  • Nuits fumeuses (avec le peintre Darius) Éditions du Chameau 2013
Les poèmes confiés par l'auteur, inédits ou provenant de recueils épuisés :
  • Parésie, Éditions de L'Orycte 1982
  • Pensées, neige et mimosas, Éditions La Tarente 1994
  • Riens, inédits
Sur internet

-Hamid Tibouchi sur le site du Printemps des poètes
-Hamid Tibouchi, un article détaillé sur Wikipédia

       



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