Port des Barques

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lundi 29 juin 2015

Ana Blandiana, pour une canicule

Ana Blandiana, née en 1942 à Timisoara, en Roumanie, est poète, romancière et essayiste. Un bel article de Jacques Décréau, paru sur La Pierre et le sel en juin 2013, vous apportera toutes les informations nécessaires à son sujet.
Je me propose d'accompagner la canicule à venir d'une de ses nouvelles fantastiques, éditée en plusieurs épisodes à suivre, chaque jour, afin de meubler agréablement des journées recluses.

L'été

 – La ville qui fond

     Il y a des gens qui, lorsqu'ils font un pas, lorsqu'ils mordent dans une pomme , font réellement ces gestes, les vivent pleinement et vieillissent à chacun d'eux, pour eux, un mois est un mois, une nuit est une nuit et une seconde, une seconde. Pour moi, le temps s'écoule complaisamment un peu en retrait, glissant et indifférent, sans désir de me dominer, et difficile ou impossible à dominer. Je bouge, je parle, j'avance comme dans un brouillard paisible qui arrondit les contours, lisse les aspérités, laisse tout glisser dans un frottement impersonnel, et je dois douloureusement concentrer mon attention afin de saisir un instant de temps à autre et l'obliger à prendre place dans ma vie. Ceci n'arrive que rarement... En général, le temps m'échappe et je lui échappe en un refus réciproque d'adhésion. Je ne vieillis pas. 
     Mais ce qui semblerait être une chance n'est qu'un long sommeil, interrompu de rêves et de réveils tellement semblables les uns aux autres, tellement difficiles à distinguer les uns des autres, que le sommeil lui-même, loin d'être une douce contemplation du néant, ne ressemble plus qu'à une agitation nébuleuse hantée par la terreur des confusions, ravagée par la panique de l'incompréhension fatale sur laquelle pourraient se construire des univers par avance condamnés. Les douleurs, tout aussi aigües sur les deux rives du sommeil, ne prouvent rien. Le temps ne passe pas. Ou bien s'il passe, c'est avec une sorte de désagréable et perfide servilité, et il se garde bien de m'atteindre.
     Et pourtant, il existe un lieu où je peux le contraindre à se soumettre à moi, où mon attention, revenue de ses errements sans fin parmi tant de sphères inhabitées, se concentre soudain et me fait savoir que, eh oui, cet instant passe, véritablement, à travers moi, je le vis, il est bien présent et homologué par chacune de mes cellules nerveuses et par chaque fibre de mon corps qui découvre dans ces rares moments de répit qu'il existe.
      Depuis l'enfance déjà – mon étrange enfance qui se consumait entre les cataclysmes presque physiques des découvertes et les orages des amours précoces dévastées par des jalousies féroces, mon enfance étrange et gloutonne, pressée de consumer en inclinaisons incomprises et en vertiges illusoires les réserves de la passion et de présence d'une vie entière – depuis l'enfance déjà la mer donnait une acuité extraordinaire à mes sens, m'offrait un sentiment presque hallucinant de vivre l'instant. Les mouvements des vagues, capables d'hypnotiser le regard, de le rendre élastique, portant plus loin ou plus près, de l'entraîner au large par leur reflux incessant, se brisant et éclatant devant vos yeux; les couleurs, non pas belles, mais perfides, lascivement étendues les unes au-dessus des autres en un perpétuel et incertain glissement; et surtout les odeurs, ces odeurs compliquées de pourrissement, ces odeurs où la décomposition animale et végétale se confondait dans un miasme universel de disparition qui, bien après avoir renoncé à la vie, ne renonçait pas encore à une lascivité repoussante et fascinante, ces odeurs qui suggéraient de façon si précise une mort attirante, une putréfaction sensuelle capable de bouleverser et de troubler le concept supérieur du néant par des frissons ardents, ravageant les assourdissantes coupoles de chair des palais enfouis en nous...
      Tous mes sens, mes yeux, mes oreilles, ma langue grisée par le sel omniprésent, ma peau, noircie par le soleil, éveillée par le vent, découvraient le temps avec précision, comme une pyramide infinie de secondes savamment édifiées les unes au-dessus des autres, et chaque seconde était un fruit rond que je choisissais avec soin pour ne pas démolir la pyramide, et j'en suçais toute la sève, savourant sa couleur, son arôme, sa forme, son goût, jusqu'à ce qu'il n'en restât plus qu'une membrane transparente et fatiguée, un peu sale, un peu collante, que je rejetais dans le passé, et je choisissais une autre seconde.

(à suivre)

in Les Saisons, nouvelles traduites du roumain par Muriel Jollis-Dimitriu,  aux éditions Le Visage Vert 2013, pages 91/92/93

sur internet:
  1. un article sur La Pierre et le sel,
pierresel.typepad.fr/.../ana-blandiana-une-lumière-dans-les-ténèbres.html
  1. un poème, choix du Club des Poètes,
 www.poesie.net/blandia1.htm
 


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