Port des Barques

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vendredi 22 mai 2020

Jean-François Mathé, ce qu'aucun mot ne saurait dire



Les semaines précédentes nous ont valu une expérience d'isolement total, que nous ne sommes pas prêts d'oublier.

         C'était une saison que la douleur
         accompagnait comme une brume,
         dans les maisons, dehors,
         dans l'eau que la soif n'appelait plus.

         Nous retirions nos regards du ciel
         sans les avoir emplis de bleu,
         puis nous reposions nos mains sur les habitudes.
         Les chats gris changeaient de sommeil
         sans ouvrir les yeux.

         Nous ne disions rien, de peur de trouver
         pire que la monotonie du silence,
         de peur de trouver
         le couteau caché dans les mots.

         in La vie atteinte, Rougerie, 2014, p.13

Tout du long de ces semaines, j'ai voulu que la poésie nous accompagne et nous soutienne. Je sais sa force et je lui fais toute confiance. Qu'elle nous permette de nous tourner vers l'avenir.

J'aime tout particulièrement le "presque" qui accompagne "la vie chantée", qui suit :


         La vie presque chantée

         Dans la maison des yeux fermés, on croit
         à la lumière mais nul ne la voit.

         Alors, aveugle, on ne sait si tel geste
         qu'on fait pour saisir, saisit ou renverse.

         Qu'importe après tout. Il reste le doute
         qui ne laisse plus s'en aller les routes

         toujours quelque part. C'est à lui qu'on doit
         de n'être jamais celui que l'on croit,

         mais celui qu'on cherche et parfois qu'on aime
         quand on le rejoint au bout de poème.

        Jean-François Mathé in La vie atteinte, Rougerie, 2014 p.39

Rechercher celui ou celle que nous sommes, au cœur de toute écriture, est une quête laborieuse, qui exige honnêteté et persévérance, mais elle nous vaut parfois un sursaut bienvenu de légèreté.

              Nous deux dans notre amour, nous ne sommes
        jamais très loin hors du monde, mais toujours assez
        pour sentir battre derrière nous quelque chose comme
        une porte. Un souffle la fermerait, et nous aurions vers
        les trains, les navires, ces gestes de voyageurs sans bagages,
        sans billet d'embarquement; ces pas légers de la danse ou du vacillement
        qui ne s'appuient sur le sol que pour s'en délivrer. Nous deux sauvés, hissés
        ensemble à bord du temps qui reste à vivre.

        in Poèmes choisis, 1987-2007, Rougerie, p38

Toucher la rive d'un prétendu "déconfinement" nous laisse dubitatifs quant à l'avenir et là, où le vent n'a pas trouvé d'arbre, c'est bien nous qui tremblons d'une émotion de feuillage.


        Toujours, j'ai cherché ce que le blanc des pages
        disait de plus que les mots,
        comment il les agrandissait
        hors de l'encre qui les enfermait.
        Et parfois, comme le silence de la neige
        devient murmure, m'atteignaient les voix
        de ceux qui étaient allés au plus loin
        dans le secret du monde et
        révélaient à voix blanche
        ce qu'aucun mot ne saurait dire.

        ibid p.41

La tendresse redevient soudain le chemin praticable, quand la confiance tarde à se rétablir. Faisons dès lors le décompte de tous ceux qu'il nous reste à aimer et disons leur combien leur présence a compté dans notre vie antérieure.

        J'ai aimé l'oiseau
        comme s'il avait été ton cœur
        échappé de toi
        pour faire palpiter l'azur.

        J'ai longtemps regardé ses ailes
        qui toujours s'ouvraient de plus en plus haut
        sans déchirer notre amour
        mais au contraire l'offraient visible
        et plein en plein ciel.

        Pourtant toi tu descendais la rue
        et tu fermais ton manteau sur l'hiver
        avant que l'oiseau revienne.

        ibid p.35

Enfin, osons parler de cette paix relative à soi-même, discrètement fêtée chaque jour que dieu fait,
à petits coups de vin ordinaire.
Et pourquoi ne fêterions nous pas ensemble cet adoucissement même s'il n'est que provisoire ?

Je crois très fort en ces lectures, qui nous tombent à point nommé pour nous aider à reprendre souffle, avant même qu'un oiseau ne vienne soulever doucement le paysage du soir sans en renverser la lumière.

Bibliographie:
  • La vie atteinte, Jean-François Mathé, paru chez Rougerie, 2014
  • Chemin qui me suit, précédé de Poèmes choisis,1987-2007, paru chez Rougerie, 2011
sur internet:



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