Port des Barques

Port des Barques

vendredi 13 mars 2020

un jour un texte: L'hommage de Victor Hugo aux lavandières de Créteil



        Choses écrites à Créteil

         Sachez qu'hier, de ma lucarne,
         J'ai vu, j'ai couvert de clins d'yeux
         Une fille qui dans la Marne
         Lavait des torchons radieux.

         Près d'un vieux pont, dans les saulées,
         Elle lavait, allait, venait;
         L'aube et la brise étaient mêlées
         À la grâce de son bonnet.

         Je la voyais de loin. Sa mante
         L'entourait de plis palpitants.
         Aux folles broussailles qu'augmente
         L'intempérance du printemps,

         Aux buissons que le vent soulève,
         Que juin et mai, frais barbouilleurs,
         Foulant la cuve de la sève,
         Couvrent d'une écume de fleurs,

         Aux sureaux pleins de mouches sombres,
         Aux genêts du bord, tous divers,
         Aux joncs échevelant leurs ombres
         Dans la lumière des flots verts,

         Elle accrochait des loques blanches,
         Je ne sais quels haillons charmants
         Qui me jetaient, parmi les branches,
         De profonds éblouissements.

         Ces nippes de l'aube dorée
         Semblaient, sous l'aulne et le bouleau,
         Les blancs cygnes de Cythérée
         Battant de l'aile au bord de l'eau.

         Des cupidons, fraîche couvée,
         Me montraient son pied fait au tour,
         Sa jupe semblait relevée
         Par le petit doigt de l'amour.

        On voyait, je vous le déclare,
        Un peu plus haut que le genou.
        Sous un pampre un vieux faune hilare
        Murmurait tout bas : Casse-cou ! 

        Je quittai ma chambre d'auberge
        En souriant comme un bandit ;
        Et je descendis sur la berge
        Qu'une herbe, glissante, verdit.

        Je pris un air incendiaire,
        Je m'adossai contre un pilier,
        Et je lui dis: "– O lavandière!
        ( Blanchisseuse étant familier)

        "L'oiseau gazouille, l'agneau bêle,
        Gloire à ce rivage écarté !
        Lavandière, vous êtes belle.
        Votre rire est de la clarté.

        "Je suis capable de faiblesses.
        O lavandière, quel beau jour !
        Les fauvettes sont des drôlesses
        Qui chantent des chansons d'amour.

        " Voilà six mille ans que les roses
        Conseillent, en se prodiguant,
        L'amour aux cœurs les plus moroses.
        Avril est un vieil intrigant.

        "Les rois sont ceux qu'adorent celles
        Qui sont charmantes comme vous;
        La Marne est pleine d'étincelles;
        Femme, le ciel immense est doux.

        "O laveuse à la taille mince,
        Qui vous aime est dans un palais.
        Si vous vouliez, je serais prince;
        Je serai dieu, si tu voulais." –

        La blanchisseuse, gaie et tendre,
        Sourit, et, dans le hameau noir,
        Sa mère au loin cessa d'entendre
        Le bruit vertueux du battoir.

        Les vieillards grondent et reprochent.
        Mais, ô jeunesse! il faut oser.
        Deux sourires qui se rapprochent
        Finissent par faire un baiser.

        Je m'arrête. L'idylle est douce,
        Mais ne veut pas, je vous le dis,
        Qu'au delà du baiser on pousse
        La peinture du paradis.

        Victor Hugo,  Les Chansons des Rues et des Bois, VII,
        Anthologie de la Poésie Lyrique Française, de la fin du XV°siècle à la fin du XIX°,
        p.p.440 à 443.


    

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