Port des Barques

Port des Barques

vendredi 12 octobre 2018

Michel Butor, une journée selon l'auteur


 
       Le tonitruant écrivain et poète que fut Michel Butor, décrivait ainsi dans son Anthologie nomade, le défilé des heures :

       Les heures

          D'abord la nuit, sa longueur, sa langueur, les sommeils, les respirations qui soulèvent les
      draps, les retournements, les ronflements, gémissements, les petites lampes des insomnies,
      les cauchemars, les sueurs froides, les apaisements, les tombereaux de souvenirs qui se déversent
      pêle-mêle, se tamisent en rêves et nous construisent ces visions dont nous nous réveillons pantois,
      assistant à leur dislocation-dissolution tandis que nous cherchons à nous les raconter, sauf
      quelques fois où elles traversent ces premières lueurs si froides, la gelée blanche sur le zinc des
      toits qui devient perles sur les capucines, et puis les citrons se mordorent en aigrettes et pennons
      sur la ville où circulent les premiers tramways ou bus, les premiers métros et vélos, pétaradent
      les premiers motards.

           Les persiennes se plaquent sur les pierres des façades anciennes; les odeurs de café et de pain
      grillé montent par les escaliers de service jusqu'aux mansardes où les étudiants se rendorment en
      récitant machinalement leurs codes, leurs tables, listes ou vocabulaires. Après ceux des
      boulangeries les rideaux de fer des autres commerces se relèvent à grand fracas. Les ouvriers
      pointent dans les usines. Les machinent à écrire commencent à crépiter. Ceux qui faisaient la
      queue devant les magasins généraux se bousculent dans les vestibules et se dispersent parmi les
      comptoirs, interrogeant les tissus, essayant les vêtements, écoutant les explications des vendeurs.
      La foule monte et descend les escaliers de métal, remplit les quais en repérant les affiches neuves
      et parcourant distraitement les titres d'un journal par-dessus l'épaule d'un voisin tandis que le
      convoi s'ébranle.

           Les ombres raccourcissent. De longues langues de soleil viennent lécher le fond des cours
      bruyantes du choc des casseroles d'où montent des fumets de bœuf mode, fromages coulants,
      cafés, tabacs. Et tout recommence dans la lourdeur. Les chefs de service à l'haleine vineuse ne
      mâchent pas leurs mots. Les secrétaires étouffent de légers bâillements; les hôtesses deviennent
      acariâtres.

            Les derniers appels de l'astre en perdition transforment les vitres en plaques de cuivre
      sur les fenêtres occidentales. Les lustres s'allument dans les appartements reculés, les
      lampadaires dans les bibliothèques, les enseignes sur les cinémas, les réverbères dans les rues,
      les girandoles dans les restaurants, les flambeaux dans les vestibules des théâtres et les torchères  
      dans les jardins des riches. La délivrance enfin, dans le bruit, la bousculade, l'heure de pointe, le
      retour chez soi avec une autre effervescence; et bientôt les arômes des potages, les journaux
      télédiffusés, les discussions sur la politique et le sport; les phares des voitures qui balaient les
      balcons, les sorties des premières séances, les queues pour les prochaines, on s'écrase sur les
      boulevards.

             Les rues désertes, les ruelles menaçantes, les derniers craquements dans les bois, les derniers
      pas dans les sentiers, le chant du rossignol, le clapotis des vagues sous la pleine Lune, le
      hululement d'une chouette perchée sur les fils électriques, la dégustation des alcools, les dernières
      manches, les derniers adieux, les derniers rangements; encore quelques pages pour terminer le
      roman policier, savoir enfin; les dernières lueurs, les dernières odeurs, le premier sommeil.

      in Anthologie nomade, Poésie / Gallimard, 2011, p.p. 320/321/322

      Voici, contée de manière très prosaïque par son auteur, une journée, qui semble déjà très datée. Par chance, une fois sur scène, Michel Butor animait de sa gestuelle et de la chaleur de sa présence tout ce qu'il disait, et il en disait beaucoup!!! 
La chance de l'avoir vu sur la scène du théâtre de La Maison de la Poésie reste pour moi un souvenir inoubliable.

Je vous invite vivement à consulter, grâce aux liens indiqués plus bas, les autres articles écrits à propos de l'auteur, dont ceux de Jean Gédéon, d'Hélène Millien et de moi-même parus sur La Pierre et le sel .

Bibliographie:
  • Anthologie nomade, Poésie/ Gallimard, 2011
sur internet:

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