Port des Barques

Port des Barques

vendredi 12 mai 2017

Emily Dickinson le cerf blessé bondit plus haut



                          288

         Je suis Personne ! Et vous ?
         Êtes-vous Personne aussi ?
         Dans ce cas, nous faisons la paire !
         Chut! On pourrait nous trahir – qui sait !

         Être Quelqu'un, que c'est morne !
         Que c'est commun de coasser son nom
         Tout au long de juin
         Au marais béat !

         in Poems Poèmes, Aubier Flammarion bilingue, 1970, p.71

J'ai plaisir à évoquer l'œuvre poétique d'Emily Dickinson( 1830-1886)  alors que vient de sortir sur les écrans un film, à propos de sa vie, qui m'a laissée sur ma faim.

Emily naît en 1830, dans une famille ultra puritaine du Massachusetts, dans la petite ville d'Amherst, lieu qu'elle ne quittera que pour suivre une année d'études dans un collège.
Elle commence à écrire des poèmes en 1858,  une poésie malicieuse et imaginative, ponctuée de tirets et de majuscules comme dans l'anglais ancien.
Cette typographie lui tient lieu de signature, quand elle n'apparaît pas c'est que son traducteur l'a  volontairement supprimée.

Ici, elle se présente dans une lettre,  écrite en avril 1862, à T.W.Higginson, critique littéraire, qu'elle s'est choisi pour "maître":
          
           Je suis allée à l'école, mais comme vous le diriez, je n'ai aucune instruction. Petite fille, j'eus un ami qui m'enseigna l'immortalité – mais lui-même s'aventura trop près d'elle – et, pour de nombreuses années, les Mots furent mes seuls compagnons. Ensuite j'en trouvai un autre, mais cela ne lui a guère plu que je sois son étudiante – aussi quitta-t-il le Pays.

Dans la seconde, datée de juin de la même année, elle se dépeint physiquement à la demande de son correspondant :

            Me croirez-vous – sans? Je n'ai pas de portrait sous la main, mais je suis petite comme le Roitelet, et mes cheveux rebelles, comme la Bogue d'une Châtaigne, et mes yeux, comme le Sherry dans le Verre, que le Visiteur n'achève pas – Cela fait-il l'affaire ?

Quand il se décide à venir la voir, en 1870, elle lui dit : "Si je lis un livre et qu'il rend mon corps entier si froid qu'aucun feu ne pourra jamais le réchauffer, je sais que c'est de la poésie. Si je ressens physiquement comme si le sommet de ma tête m'était arraché, je sais que c'est de la poésie. Ce sont les deux seules façons que j'aie de le savoir. y en a-t-il d'autres?"

Propos qui ne manquent pas de surprendre le dandy de salon qu'est T.W.Higginson.

                         520

         Partie tôt – Pris mon chien –
         Et rendu visite à la Mer –
         Les Sirènes logées en Bas
         Sont sorties pour me regarder –

         Et les Galions – au Premier Étage
         M'ont tendu des Mains de Chanvre –
         Me prenant pour une Souris –
         Échouée – sur les Sables –

         Dérangée par Personne – avant que le Flot
         N'ait trempé ma simple Chaussure –
         Et puis mon Tablier – et puis ma Ceinture
         Et puis mon Corsage – aussi –

         Comme s'Il voulait m'avaler –
         Tout entière comme la Rosée
         Sur la Manchette d'un Pissenlit –
         Alors – je suis partie – moi aussi –

         Et Lui – Il m'a suivie – de près –
         Je sentais Son Talon d'Argent
         Sur ma Cheville – Puis mes Souliers
         Ont été inondés de Perles –

         Jusqu'à la Ville Solide où Nous sommes allés –
         Il ne semblait connaître Personne –
         S'inclinant devant moi – avec un regard Terrible –
         La Mer s'est retirée –

         in Emily Dickinson, Le Paradis est au choix, traduit et présenté par Patrick Reumaux, Librairie
         Elisabeth Brunet, Rouen, 1998, p.179

Pourtant elle n'a jamais vu la mer comme elle n'a jamais approché intimement un homme, qui lui fasse réellement la cour cependant rien ne l'empêche d'être amoureuse à plusieurs reprises car rien ne vaut l'imagination sinon l'audace poétique ! L'amour est comme les livres que son père lui achète en lui déconseillant de les lire.

         
Avec le temps, elle se démarque des siens, rompt avec la pratique religieuse, se retire peu à peu de la société, puis de la ville et même de son jardin. Tout de blanc vêtue, elle vit désormais cloîtrée dans sa maison, dont elle ne sort plus et entretient avec Dieu un dialogue très libre en poésie.

Le poème, qui suit, en donne un aperçu, il figure dans une lettre adressée en juillet 1862 à T.W.Higginson, il fut publié dans The Round Table du 12 mars 1864, sous le titre de My Sabbath.

                           324

         Certains vont le dimanche à l'église
         Et moi – je reste à la maison
         Avec un merle pour choriste
         Et pour voûte un verger.

         Certains vont le dimanche en surplis
         Et moi – je n'ai que mes ailes.
         Au lieu de sonner la cloche à l'église
         Notre petit sacristain chante.

         Le prône est dit par Dieu, prêtre connu,
         Et son sermon ne traîne pas.
         Si bien qu'au lieu d'aller au ciel, enfin,
         Je vais – mon petit train.

         in Emily Dickinson, Poems Poèmes, Aubier Flammarion p.87

Jamais, de son vivant, Emily ne lit à haute voix ces poèmes et jamais, à l'exception de sept d'entre eux, elle n'accepte de les publier. Par contre, elle les offre à ses nombreux correspondants, parents, amis et au "maître" élu. Le nombre de ces envois équivaut à un livre.

                          80

         Nos vies sont Suisses –
         Si calmes – si Tièdes –
         Mais un après-midi étrange
         Les Alpes oublient leurs Voilages
         Et nous voyons plus loin !

         L'Italie est là-bas !
         Mais toujours faisant le guet –
         Les Alpes graves –
         Les Alpes fatales
         En interdisent l'accès !

         in Escarmouches choix traduit de l'anglais ( Etats-Unis) et présenté par Charlotte Melançon
         Orphée La Différence, p.23

Ses thèmes de prédilection sont outre la nature qu'elle vénère, la vie intérieure et la mort, dont elle traduit d'un ton volontiers insolant l'aspect "fugitif" comparé à l'éternité.
Dotée d'humour, elle s'autorise à écrire ce qui lui vient, tout en faisant promettre à sa sœur de détruire après sa mort les 68 liasses de 18 à 20 poèmes, cousus ensemble, que recèlent une boîte. Cette dernière n'en fera rien, bien heureusement et s'emploiera à les publier.

Traduire ces textes reste cependant un exercice difficile, d'un traducteur à l'autre le résultat varie. 


                         135

          Water, is taught by thrist.
          Land – by the Oceans passed.
          Transport – by throe
          Peaceby its battles told –
          Love, by Memorial Mold –
          Birds, by the Snow.
                                                (1859 ?)


          On apprend l'eau – par la soif
          Et la terre – par les Voyages en mer –
          La Passion – par les affres,
          Et la paix – par les récits de guerre –
          L'Amour – par la Mort
          Et les oiseaux – par l'Hiver.

           in Escarmouches, Orphée La Différence, 1992, p.31
     
                         670

         Pour être hanté nul n'est besoin de chambre
         Nul besoin de maison :
         Les couloirs du cerveau l'emportent
         Sur les lieux matériels.

         Mieux vaut rencontrer à minuit
         Un spectre visible
         Que d'affronter, à l'intérieur,
         cet hôte – plus froid.

         Mieux vaut traverser une abbaye au galop,
         Les pierres à ses trousses,
         Que se rencontrer soi-même et sans armes
         En un endroit désert.

         Cet être caché par le Moi
         Devrait bien plus nous effrayer :
         Un assassin tapi chez nous
         Serait une moindre horreur.

         Le corps emprunte un revolver
         S'enferme à double tour –
         Mais oublie un Spectre plus ample –
         Ou pire encore –

         in Emily Dickinson, Poems Poèmes, Aubier Flammarion 1970 p.161
        

                          165

         Le cerf blessé bondit plus haut,
         M'a dit un jour un chasseur :
         Ce n'est qu'une mortelle extase,
         Après quoi le hallier se tait.

         L'eau jaillit du rocher qu'on frappe;
         L'acier martelé rebondit;
         La joue est toujours plus rouge
         Là où la fièvre la consume.

         La joie est la cotte où l'angoisse
         Cherche une protection prudente
         Pour que, voyant soudain le sang,
         On ne crie : " Mais – tu es blessée !"

         ibid p.57

                          695

         Si la mer s'ouvrait
         Et dévoilait une autre mer –
         et celle-là – une autre encore – et toutes Trois
         N'étaient que l'annonce –

         D'une infinité de Mers –
         Libres de Rivages –
         Elles-mêmes Rives de Mers à venir –
         L'Éternité – la Voilà –

         in Dickinson Vivre Avant l'éveil, Arfuyen, 1989, p.29

                   
                           739

         J'ai souvent cru la Paix venue
         Quand la Paix était lointaine –
         Comme les Naufragés – pensent apercevoir la Terre –
         En plein Centre de la Mer –

         Et relâchent leur lutte – pour découvrir enfin
         Aussi inexorablement que moi –
         Combien de Rivages fictifs –
         S'étendent avant le Port –

         ibid p.31


 Hélène Cadou, poète et veuve du poète René-Guy Cadou, a été la première à évoquer devant moi l'œuvre d'Emily Dickinson.
C'était en 1990, à l'occasion de la parution en français, chez Hatier, du livre L'autoportrait au roitelet, qui se présente comme un ensemble de lettres, adressées par Emily aux sœurs Norcross, ses cousines et à T.W.Higginson. Lettres entrecoupées de poèmes dont celui-ci :

          La Gloire est une abeille.
              Elle a un chant –
          Elle a un dard –
              Ah, elle a un dard aussi.

          in Emily Dickinson, Autoportrait au roitelet, traduit par Patrick Reumaux, Hatier 1990 p.278


Rien ne vient sans blessure, mort et déchirement, Emily Dickinson l'a compris dès l'adolescence au décès de sa meilleure amie, qu'elle a tenue à voir morte. La poésie survit parfois par miracle, elle qui nous vaut ce mille deux cent douzième poème de l'auteur :

           1212

           On dit
           Un mot est mort
           Une fois dit.
           Je dis que justement
           Il commence sa vie
           Ce jour-là.
                                (1872 ?)

           in Emily Dickinson, 56 Poèmes, suivi de Trois lettres, traduction de Simone Normand et
           Marcelle Fonfreide, Le Nouveau Commerce, 1996.

Bon vent à cette poésie, qu'elle vole sur le net jusqu'aux frontières du cœur, qu'elle pénètre au secret d'un monde inquiet et divisé et qu'elle redonne espoir.


Bibliographie:

  • Emily Dickinson, Poems Poèmes, traduction de Guy Jean Forgue, Flammarion, 1970
  • Dickinson Vivre avant l'éveil, Arfuyen, 1989
  • Emily Dickinson, Autoportrait au roitelet, Correspondance, traduit de l'anglais par Patrick Reumaux, Hatier 1990
  • Emily Dickinson, Escarmouches, choix traduit et présenté par Charlotte Melançon, Orphée La Différence 1992
  • Emily Dickinson, 56 Poèmes, suivi de Trois lettres, traduction de Simone Normand et Marcelle Fonfreide, Le Nouveau Commerce 1996.
  • Emily Dickinson Le Paradis est au choix, traduit et présenté par P.Reumaux, Librairie Elisabeth Brunet Rouen 1998
sur internet:


        



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire