Port des Barques

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vendredi 19 juin 2020

Francis Ponge vu par Christian Bobin


         Les ombelles

         Les ombelles ne font pas d'ombre, mais de l'ombe: c'est plus doux.
         Le soleil les attire et le vent les balance. Leur tige est longue et sans raideur.
         Mais elles tiennent bien en place et sont fidèles à leur talus.
         Comme d'une broderie à la main, l'on peut dire que les fleurs soient
         tout à fait blanches, mais elles les portent aussi haut et les étalent
         aussi largement que le permet la grâce de leur tige.
         Il en résulte vers le quinze août, une décoloration des bords de routes,
         sans beaucoup de couleurs, à tout petits motifs, d'une coquetterie discrète
         et minutieuse, qui se fait remarquer des femmes.
         Il en résulte aussi de minuscules chardons, car elles n'oublient aucunement
         leur devoir.

         in Francis Ponge, un poète, Folio junior, 1986, p.75

Christian Bobin, dans Un livre inutile, paru en 1992,  parle en ces termes de l'auteur:

         Le moineau Ponge s'est posé le 27 mars 1899 sur le rebord du monde. Il s'est envolé le 6 août 1988. Il a laissé sa chanson près de nous, dans la fraîcheur du soir. Sa lumière de chant pur.

        Nous souffrons d'un manque chronique d'égards. Envers les autres, envers nous-mêmes.
Envers les choses, ajoutait-il. Ne les oubliez pas. Commencez donc par elles : petite lumière donne grand soleil. Léger flocon fait douce neige.

        Dans son laboratoire d'enfance, il faisait tourner un abricot entre ses doigts – ou bien une crevette, un cageot, voire même un savon. Il faisait mieux que les considérer : il les envisageait.
Il leur donnait un visage inoubliable. Lumineux de silence. Sonore de clarté. Il était d'une si rare courtoisie que toutes les choses venaient à lui, certaines de n'être pas trompées. Il leur ouvrait ses bras. Il parlait à leur santé. Il leur donnait ses yeux, rincés de clair.

       Un cœur insomniaque dans l'olive. Un cœur affolé dans la noix. Le chiffon rouge d'un cœur,
pour attraper les grenouilles d'encre: dans le seau de la page, comme elles s'agitent, les rainettes.
On soulève le couvercle et c'est une phrase verte qui surgit, une vérité qui saute aux yeux.

       in Un livre inutile, L'élixir du Docteur Ponge, Fata Morgana, 1992, p.p.43/44

       Sur l'enclume du songe, il martelait les mots. Les chevaux du langage, les vieux chevaux fourbus, il les ferrait de neuf.
       
        ibid p.45

Par les temps qui courent qui d'autre qu'un poète saurait nous "referrer de neuf" ?

        La mort gourmande venait parfois. Elle le serrait de près, comme elle fait avec vous, comme  elle fait avec moi. Elle ne lui soutirait rien. Il était intransigeant là-dessus. Il avait cette élégance de retenir le pire pour lui et de n'offrir que le vif, le tranchant, le radieux.

        ibid p.45

        Il n'a pas rendu son âme à Dieu. Ce n'était pas son genre. Il a donné sa langue au chat qui n'en a fait qu'une bouchée.
 
        ibid p.45

        Merci , camarade. À toujours dans les livres. À partout sur la terre abondante.
 
        ibid p.46

Pour clore cet échange, Francis Ponge, s'il était encore en vie, aurait très bien pu répondre ceci :

        Dire les choses

            Je propose à chacun l'ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l'épaisseur des choses,
une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu'opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de
paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu'alors enfouies. Ô ressources infinies de l'épaisseur sémantique des mots! (…)
   
         in Le parti pris des choses, Francis Ponge, un poète, Folio junior, 1986.

Pour en savoir davantage sur Ponge et sur Bobin,  je vous suggère vivement de lire ou relire, sur internet, les deux beaux articles rédigés par Jacques Décréau à propos de ces deux poètes, et parus sur La Pierre et le sel, sous le titre:
Francis Ponge, le problème de l'expression, et Christian Bobin, un regard émerveillé, articles dont vous trouverez plus bas les liens.


Bibliographie:
  • Christian Bobin, Un livre inutile, Fata morgana, 1992
  • Francis Ponge, un poète, Folio junior, 1986
Sur internet:



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