Parle-moi de Venise. De ce qu'il te reste d'elle. De nous. Je n'ai rien à en dire. Si peu de
choses. Des bribes à peine et des cendres envolées.
Ma mémoire me fait défaut. Comment retrouver les détails perdus ? Je croyais avoir gardé
intactes jusqu'à la moindre sensation, jusqu'à la moindre aspérité. Je croyais qu'il suffirait
d'appuyer sur un bouton pour qu'aussitôt les petites cellules gardiennes des souvenirs
libèrent de leurs mailles une odeur, une impression, une image. Chaque nouvelle cellule
ouvrant avec elle l'essaim bourdonnant du passé. Mais non il n'en est rien. Je me suis
trompée. Il me faut accepter ces absences, ces infidélités, ces gommages. Ces amputations
faites à mes souvenirs. Il me faut accepter de laisser divaguer à leur guise les lagunes
imparfaites de la mémoire.
in Italies Fabulae, éditions Al Manar, 2017, p.p.20 et 21
Angèle Paoli nous entraine ainsi en Italie, dans son dernier livre, intitulé Italies Fabulae, paru chez
Al Manar dans la collection Récits et Nouvelles, en mai 2017 .
Guidés par l'auteur, imaginons que nous atteignons la Sérénissime comme autrefois par le train
de nuit.
Notre voyage en train avait pris fin au petit matin. C'était dans l'éblouissement d'une lumière laiteuse. Dans le clapotis régulier de l'eau battant le quai. Je me souviens de
cette magie. La gare qui prend pied brutalement dans le canal. Ou s'y achève. On était
passé, sans transition ou presque, du corps mouvant du train au flottement glissant et
saccadé du vaporetto. À son instabilité mouvante. Je me souviens du bruit de moteur,
des secousses transmises par les vagues, des embruns qui giclaient de toutes parts.
D'une vague odeur d'eau saumâtre mêlée à l'odeur d'essence et de calfatage. De tes
longs cheveux rejetés en arrière, "embroussaillés" par le vent. Je revois aussi la pension
familiale, modeste mais agréable, et la chambre donnant sur le canal. Je revois le séjour
très cosy, son décor un peu vieillot mais confortable, à deux pas de "l'Accademia".
Si je ferme un instant les yeux, je retrouve l'odeur chaude des cornetti dans le bar où nous
prenions le premier café, accoudés au comptoir, encerclés par la rumeur essoufflée de
la machine à espresso. Une rumeur de locomotive aux jets de vapeur puissants. Une
rumeur qui rappelait en miniature, celles des ramifications labyrinthiques et grinçantes
de la nuit précédente, dans les couchettes des Ferrovie State. Venaient ensuite d'inter-
minables déambulations dans le labyrinthe des ruelles. Et notre plaisir à passer d'une
rive à l'autre, à contourner la belle par l'arrière, à nous frotter à l'envers du décor. Nous
étions infatigables. Du matin au soir dans la ville. Qui semblait accepter de dévoiler un
peu de sa vie secrète. Celle des arsenaux, du ghetto, des quartiers moins flambants qui
s'enfonçaient toujours davantage dans la moisissure. Celle des ménagères silencieuses
qui reviennent de leur marché, le cabas empli de légumes de la lagune. Les activités
ouvrières. Calfatage des bateaux et hangars à gondoles. Passer des quais glorieux du
Grand Canal, de ses palais ciselés avec art aux quais moins reluisants des Zatterre, en
face de l'île de la Giudecca, recelait des surprises. Et des trésors. Et la lagune ?
La lagune ? On la contemplait de loin, en silence, blottis sur un banc. Chacun gardait
secret le désir de la rejoindre.
in Italies Fabulae, éditions Al Manar, 2017, p.p.21/22
Venise en novembre. Photo de Roselyne Fritel .
À chacun d'inventer la suite du voyage avec autant de rêves que de souvenirs au cœur...
Bibliographie :
- Italies Fabulae , éditions Al Manar, 2017
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