Port des Barques

Port des Barques

vendredi 16 décembre 2016

Bruno Berchoud à pas de feuilles et d'ombre



            On m'avait dit que les chemins étaient
         plus vieux que les maisons.
            Le plus humble des chemins a connu
         des fleurs à pleines jupes et des jambes
         de femmes, des couples qui s'enlacent,
         d'autres qui se défont et s'éloignent, un
         sanglot sur la nuque.
             Personne n' habite le chemin. Ce sont
         les pas, l'éphémère, c'est le passage qui le
         fait durer. Plus on le foule, plus on l'use,
         moins le feuillage, la neige, l'herbe l'efface.
              Toujours sur un chemin se trouve celui
         dont je conserve la dernière image: l'hori-
         zon à hauteur d'épaules, sur le visage un
         signe de silence, la parole toute entière
         rassemblée dans les yeux.
               Chemin, mémoire de la marche, du
         battement de l'âme.
               On y hale parfois, il est alors rivage qui
         patiente avec l'écluse. Les jupes que je
         croise là sont des gestes de flammes, les
         regards passent ou bien s'échangent sans
         prénoms.
                 Parce que mon cœur le bat à pas de
         feuilles et d'ombre, le chemin vivra plus
         vieux que la maison.

          in L'ombre portée du marcheur, chap. IV Le dé bleu, 1998, p.67

Battre le chemin, à pas de feuilles et d'ombre, quelle originale manière d'apprivoiser l'hiver! Emboiter le pas au poète n'est-ce pas ce que nous tentons ensemble de vivre, chaque semaine, avec une voix nouvelle?
Jean-Pierre Lemaire, préfaçant ce recueil de Bruno Berchoud, écrit :

Le poète s'en tient à ce qu'il a vu, mais le dit en faisant de tel détail le signe de l'évènement, en agençant les éléments de sa vision ( les mots qui la distribuent ) d'une manière telle qu'il l'élève dans une lumière neuve, irrécusable. Ainsi la poésie devient-elle, selon le mot de Reverdy, "un four à brûler le réel".

Bruno Berchoud est né en 1952, à Lyon, d'un père savoyard et d'une mère bourguignonne, qui mit au monde six enfants. Il a été professeur d'allemand à Besançon. Il rédige des chroniques pour la revue Décharge.

L'ombre de son père se dessine dans nombre de poèmes de ce recueil, qui lui valut en 1998, le Prix Max-Pol Fouchet :

                  ( Visite )    

                 Qu'à nos pieds une feuille agonise on
          décèle l'absence du vent. Le ciel ne porte
          plus d'abeilles, ni de cris pour percer ce
          dimanche que la brume envoûte.
                 Midi bientôt accroît une rumeur sous
          les horloges des salons mais le silence
          suinte dans les cours.
                 Debout sur le trottoir, derrière la porte
          close d'un jardin, attend un homme fatigué,
          rides et cheveux gris.
                 Dans la saignée de son bras gauche un
          bouquet de roses pâles.
                 Il patiente à la grille mais l'étroite
          maison est sourde, semble-t-il, au tinte-
          ment de la sonnette. Je crois bien qu'il
          était déjà là l'autre dimanche, au même
          endroit à la même heure ; je reconnais
          l'imperméable sombre et les yeux tristes.
          C'est fou comme il me fait penser à mon
          père dans ses dernières années, le béret à
          peine incliné vers l'arrière du crâne, le
          regard noyé dans le souvenir interminable
          des années noires. Dieu que c'est loin
          Hambourg sous les bombardements –
                 Son bouquet pâle penche sur le bras
                 Tout près d'un demi-siècle après le
          cataclysme
                 derrière la porte du jardin verrouillée
          par l'oubli
                 attend un homme fatigué rides et cheveux gris.

          ibid L'ombre portée du marcheur chap.I Premières maisons p.p.37/38

               Il a un corps plein d'ombres, des vête-
          ments de cire. En ville on reconnaît la
          silhouette, et les enfants ne rient jamais
          sur son passage; le vent d'hiver lui presse
          un peu le pas, menace de voler son
          béret, mais la rivière qui le longe ne glisse
          pas plus vite ; elle frissonne seulement
          comme sa main d'écorce tremble à héler
          les canards, et que d'un sac éclatent les
          semences de vieux pain.
                Il vient ici presque tous les jours :
          quand il est fatigué de demander l'au-
          mône aux passants, il déserte la rue prin-
          cipale et s'en va sur les berges. C'est sa
          manière à lui de rester à hauteur des
          regards qui le croisent.

          ibid L'ombre portée du marcheur, chap. I, Premières maisons p.15

Poésie du vécu, sublimée par un regard attentif et sensible, telle semble bien la qualité de cette écriture, transmise comme un geste d'amour parmi tant d'autres.
L'auteur écrit à propos de celle-ci dans sa post-face à ce recueil : Tant qu'elle est vivante, la poésie résiste à la définition; mais elle est aussi cela : rouler les mots vers leur limite où, pour les relayer, ne subsiste qu'un sourire, un serrement de gorge, une méditation. Conduire la parole vers son silence. Tel le marcheur qui, longeant l'abîme, épouse forcément l'indicible (...)

           On dirait un silence à l'aine du feuillage
           la brise interrompue
           presque à hauteur d'oiseaux

           On dirait chez l'enfance une trêve de jeu
           pour une feuille à lire
           et sa nervure sous les doigts

           Car lui l'enfant patienterait un demi-siècle
           à guetter quelque chose de brutal et d'infime
           une fêlure comme un cri
           l'instant où l'arbre meurt

           Et se dirait soudain Il n'y a
           que la foudre pour

           ibid L'ombre portée du marcheur, chap.II Perdre, p.30

Dans son recueil Comme on coupe un silence, qui lui valut le Prix de Poésie 2000 de la Ville d'Angers, il s'adresse, dès l'ouverture, à la mère :
    
            Tout arrive de justesse

             Finalement
             on vient au monde
             avec du sang sur les mains

             Après avoir déchiré
             la mère
             comme pour se laver on passe
             les années à bafouiller dans le ruisseau
             claquant des dents quand le soleil
             pourrait nous racheter

             sur le chemin d'en face

             in Comme on coupe un silence, Le dé bleu, 2000, p.7

Il fait aussi le tour de sa fratrie et évoque avec humour des étapes décisives de la vie quotidienne :

             C'est la mère et la sœur, les premières, qui
             l'ont fait remarquer en riant. Mais quoi
             donc alors ? s'écrit-il en plein jeu de ballon
             fièrement agacé. Car c'est vrai que d'un coup
             ça dérape et lui ferraille dans la voix – quelque
             chose a fleuri dans sa gorge en imitant la
             plainte du portail.  À l'école désormais il n'ira
             plus jambes nues, et finie la chorale. Bientôt
             viendra le temps d'accorder à la voix son visage,
             d'y graver quelques traits, d'empierrer le sourire.
             mais pour l'heure il lui faut se saisir du ballon
             si fort réclamé, le porter au filet, et courir bouche
             close, courir – laisser derrière lui l'enfant assis
             qui mélange son rire à la poussière de l'été.

             ibid chap. II. L'endroit de décor (1), p.29

             On ne sait plus très bien comment cela a
             commencé. Il est près de midi, un grand
             soleil de fête nous assoit sur le gazon, et
             nous braquons nos sifflements de joie
             sur le premier étage. Bientôt nous sommes
             dix garçons au moins, mais une seule
             acclamation à pleines gorges vers l'immeuble.
             Il faut dire que, derrière la baie vitrée, la
             petite conduit joliment son spectacle : la
             voici, après quelques minutes, qui se trémousse
             nue, offrant toutes ses faces à la mitraille
             de nos regards et de nos rires.
             Ça doit être facile de donner la fessée, pour
             une main surgie de l'ombre. D'un geste brusque
             du rideau, la mère entraperçue vient de
             briser la fête, et nous sentons presque
             aussitôt pousser dans notre tête de grandes
             oreilles d'âne. On voudrait rire plutôt que
             braire. Mais il nous reste à ramasser les billes
             que nous avons, tout à l'heure, laissé distraitement
             glisser dans la pelouse.

             ibid chap.II L'endroit du décor p.38

Contrairement à ce que j'ai d'abord pensé, le dernier livre, Essais de voix sur les décombres, paru en 2015 aux éditions L'Atelier du Grand Tétras, n'est pas le fruit d'une expérience vécue avec des jeunes, lors de la démolition par explosifs d'une tour d'habitation. Il s'agit d'une fiction écrite à partir d'un fait divers, susceptible d'éveiller des souvenirs chez l'auteur.
Des personnages, désignés juste par un prénom, témoignent à tour de rôle de leurs sentiments  devant l'effondrement de leur immeuble, tandis qu'une Voix off , d'une émouvante gravité, ponctue de loin en loin leur discours, comme ici :

              (Voix off)

              Ils ne broient que la nuit
              n'étouffent que de l'herbe
              or les décombres
              nous atterrent

              encombrent le décor
              décollent les ombres

              retournent l'âme dans la plaie.

              Soudain le regard prend
              la mesure des tonnes

              Et la mémoire devient couteau
              qui grave
              dans le corps ancestral
              une terreur de la terre
              l'écho de grands désastres.

              Les pierres effondrées remuent
              des souvenirs
              qui ne sont pas à toi.

              in Essais de voix sur les décombres, L'Atelier du Grand Tétras, 2014, p.23


bibliographie :
  • L'ombre portée du marcheur, éditions Le dé bleu, 1998
  • Comme on coupe un silence, éditions le dé bleu, 2000
  • Essais de voix sur les décombres, L'atelier du Grand Tétras, 2014

sur internet :

         
             

     

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