Port des Barques

Port des Barques

vendredi 17 juin 2016

René-Guy Cadou Je demande à être lu



         MER VOISINE

         Je ne suis plus chez moi
         Le ciel est sur ma table
         À présent
         C'est le cœur qui roule dans le sable
         Et des bouquets de mer qui flambent sur le toit

         On écoute une voix
         Qui passerait la porte
         Quelqu'un qui cacherait plus loin
         Sa tête morte
         Au bas de l'horizon la terre démontée

         Tu viens de ce coté
         Mais je te vois à peine
         À travers cette larme et ce rideau de suie

         Il fait nuit
         Les oiseaux sont pendus sous les chênes

         in Poésie la vie entière, Bruits du cœur (1941), Seghers 1977, p.56


Après avoir présenté Marc Patin, la semaine précédente, j'ai eu envie de relire René-Guy Cadou qui fut son contemporains et qui, né en février 1920,  mourut jeune lui aussi, emporté par la maladie en 1951.

Ce qui frappe d'emblée lors de cette relecture, c'est combien sa jeune gravité nous interpelle encore.

Ici, comme pour le poème précédent, il n'a que 21 ans.

         HORS DE MOI

         Les cœurs sont à laver
         Les plaies sont enlevées
         L'étoile d'araignée brille dans la serrure
         Il ne reste déjà qu'une ombre
         Sur le mur
         Et le peu de chaleur que tu m'avais laissée

         Qu'importe
         On vit sans peine
         Une main qui rôdait va souffler sur la plaine
         Un pli noir se détend
         Et la roue du soleil fait chavirer le temps
         Le ciel prend l'air

         Me reconnaîtras-tu
         Ma peau est à l'envers

         in  Poésie la vie entière, Œuvres poétiques complètes, Bruits du cœur (1941),   aux éditions Seghers 1977 p.64

Là, nous sommes en 1944, et il a 24 ans :

         QUAND TOUT S'EN EST ALLÉ

         La vague et le cheval qui devançaient l'éclair
         Les cadastres du sang
         Les grands itinéraires
         La lampe qui filait sous les tuiles des sources
         Ce qui marchait vers toi
         Et te rendait plus fort
         Les pontons du soleil
         La vedette du port
         Tout cela dans la nuit
         Tombé par-dessus bord

         La mer s'en est allée refermée sur ses voiles
         Dans les sillons du vent pourrissent les étoiles
         C'est un monde trop lourd qui pèse sur ton front
         Trop de fiels et de plombs
         De sommeils et de pierres
         Jetés sur le rideau limoneux des paupières

         Tu peux te relever
         Composer ton visage
         Étaler tes deux mains
         Comme un objet de prix
         Vivant tu resteras
         Un autre que toi-même.

         ibid 2. La vie rêvée (1944) p.163

René-Guy Cadou et Marc Patin ont plusieurs choses en commun. Ils sont nés à un an d'écart. L'un comme l'autre ont perdu leur mère entre 12 et 10 ans.
Tous deux sont mobilisés en 1940 puis démobilisés. Durant l'occupation naît en eux le désir de s'investir totalement en poésie.
Le groupe de "L'École de Rochefort" voit le jour en 1941, Cadou en sera un membre actif, tandis que Marc Patin devient la même année le co-fondateur du groupe de "La Main à plume".
En septembre 1943, Cadou échappe par miracle à la mort, protégé par un porche lors du bombardement de Nantes, tandis que Patin, réquisitionné de force, travaille depuis deux mois comme soudeur dans une usine de Berlin.

Enfin tous deux célèbreront la femme, dont ils sont amoureux.
Patin meurt de pneumonie à Berlin, en 44, puis tombe en oubli.
Cadou atteint d'un cancer décède en 1951. Hélène son épouse, également poète, consacre sa vie à faire connaître la poésie de son époux défunt.

"Je ne demande pas à être jugé: je demande à être lu" écrivait René-Guy Cadou dans Usage interne un recueil de notes, que font paraître ses anciens amis de "L'École de Rochefort", au lendemain de sa mort.

Profitons de cette occasion pour le lire ou de le relire.

         LE FORCAT MUTILÉ

         Feutre des souvenirs
         Paupières Ô tourterelles
         Chaume du cœur couvert
         De limons et d'années
         Me rendrez-vous mes mains

         Clémences saisonnières
         Toujours entre les yeux
         Le toit bleu qui voltige
         L'épaule et la mansarde
         Havres de mon amour
         Et la mer ses goélands
         Sur les plus hautes tours

         Ô femme que j'avais
         Cernée de tiges molles
         Enfant qui bondissais
         Dans son ventre léger
         Me reconnaîtrez-vous
         Si je force la porte

         C'est un homme qui parle
         Entre les autres hommes
         Et cache dans sa voix
         Une âme mutilée
         Ah rendez-lui ses mains
         Il a beaucoup pleuré.

         ibid La vie rêvée, I. Grand élan, p.p.101/102


         QUELQUE PART ET PLUS LOIN ENCORE

         Quelque part dans une maison pavée de carreaux rouges
         Derrière un bois très loin à la limite de la neige
         Après le rail
         Et plus loin encore si tu peux
         Au-dessus de la vieille photographie sans cadre
         Très loin
         Il y a une lampe
         Avec de l'huile
         Avec de gros doigts marqués sur le verre
         Depuis mille ans l'horloge est arrêtée
         Parmi des linges noirs et des poissons séchés
         Mais la nuit
         On entend distinctement la lampe
         Comme un insecte dans le drap
         Comme une très ancienne langue
         Et la femme occupée à vivre se souvient
         D'un enfant de son sang paré
         De son mari dans la forêt
         Qui tarde bien
         Qui peut manquer
         Et qui lui fait mal aux épaules.
         
         ibid Le cœur définitif, L'aventure n'attend pas le destin 1947-1948, p.234


Je citerai encore ces deux émouvants poèmes extraits de la dernière parution de son vivant, Les Biens de ce monde 1949-1950.

          Celui qui entre par hasard dans la demeure d'un poète
          Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui
          Que chaque nœud du bois renferme davantage
          De cris d'oiseaux que tout le cœur de la forêt
          Il suffit qu'une lampe pose son cou de femme
          À la tombée du soir contre un angle verni
          Pour délivrer soudain mille peuples d'abeilles
          Et l'odeur de pain frais des cerisiers fleuris
          Car tel est le bonheur de cette solitude
          Qu'une caresse toute plate de la main
          Redonne à ces grands meubles noirs et taciturnes
          La légèreté d'un arbre dans le matin.

          ibid Les Biens de ce monde 1949-1950, p.347


          LA SOIRÉE DE DÉCEMBRE

          Amis pleins de rumeurs où êtes-vous ce soir
          Dans quel coin de ma vie longtemps désaffecté ?
          Oh! je voudrais pouvoir sans bruit vous faire entendre
          Ce minutieux mouvement d'herbe de mes mains
          Cherchant vos mains parmi l'opaque sous l'eau plate
          D'une journée, le long des rives du destin !
          Qu'ai-je fait pour vous retenir quand vous étiez
          Dans les mornes eaux de ma tristesse, ensablés
          Dans ce bief de douceur où rien ne compte plus
          Que quelques gouttes d'une pluie très pure comme les larmes ?
          Pardonnez-moi de vous aimer à travers moi
          De vous perdre sans cesse dans la foule
          O crieurs de journaux intimes seuls prophètes
          Seuls amis en ce monde et ailleurs !

          ibid p.347

Bibliographie:
  • René-Guy Cadou, Poésie La Vie Entière, Œuvres poétiques complètes, éditions Seghers 1977
sur internet :

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