Port des Barques

Port des Barques

vendredi 5 février 2016

Patrick Laupin chacun est seul comme le soleil est seul



         La main secourable

         Mais sache nous n'étions pas triste
         nous ressentions seulement l'intuition muette
         jusqu'à l'inaudible
         et comme il est difficile d'écrire
         quand vous ne reconnaissez plus rien
         de ce que vous savez aimer
         dans votre être tout s'élide
         et reste ce trait vague d'intermittence au cœur
         ou la pluie qui témoigne comme une parenthèse
         infinie, ouverte
         un couloir de plein vent, un trou d'irréalité
         des choses coutumières et psalmodiées en vain
         et au plus indolore de soi une chose essentielle
         brûlante de mystère et d'énigme simple
         demande le nom qui la délivre
         Nous en trouvions l'issue seulement
         après bien des naufrages
         dans ce presque gisant linceul
         des blessures de la mémoire
         et l'inertie d'une lettre muette
         comme une chose
         inutile et froide
         jetée à terre
         Et puis chacun est seul comme le soleil est seul
         et un grand trait de distinctivité pure
         éclaire dehors les feuilles d'arbres
         Le ciel est alors le signe même de l'espérance
         car il semble indifférent à jamais
         à notre peur naïve d'atteindre
         et dans ce ciel tout chavire si vite
         des heures d'ancienne gare qui font mal
         un visage derrière la vitre
         des maisons mortes comme si ce n'était rien
         cette amertume sans histoire qui descend
         effeuille vague après vague la consonance froide
         et coupe en plein cœur le passage
         Et l'on regarde les arbres ajourés de blanc
         la galerie ruinée des rotondes
         l'eau goutte à goutte sur les feuilles
         le tocsin têtu des choses
         dans le tremblement presque muet de l'air
         et le corps d'instinct désaccordé aux choses
         Comme si nous ne retrouvions plus la porte secrète
         de notre propre manière de ressentir
         on reste à l'extrémité des choses et du geste
         dans une périphérie gelée & enclose
         On passe des heures à écouter sans mot
         le hiéroglyphe de la pierre
         ou la version italique des arbres
         qui ne connaissent pas ce sentiment natal
         d'être en prolongement de soi
         Puis la migration visible des grands ciels
         où se réfracte étrangement
         en coupole opaque de blancheur
         le bruit des mots qui s'endorment
         On s'égare dans le ravin du monde
         on n'aime rien que l'irradiante opale du vent
         le chemin sous les arbres et le respir du souffle
         le miracle du ciel vide
         deux mains qui se rejoignent loin
         Presque une plénitude de ce vide et de ce rien
         personne ne dénoue les heures
         la prodigalité de la lumière est seule
         Et la découpe oblique des chenaux sur le ciel
         presque trop bleue tranchante
         de sa masse irradiante pourtant d'un seul aplat
         jetée par la main mystérieuse et froide
         avec rien que la grande pureté salubre
         de la pluie lointaine
         Et se voit toute la vision de l'air
         qui semble appeler je ne sais quelle voix
         comme implorer très seule dans ce las mystère
         d'attendre quoi
         On a envie de dire Salut soleil Mais on se tait
         et le grand rire naufragé des intelligences
         qui passe au parapet du rythme
         encore plus près du ballast d'un monde physique
         qu'aucune incarnation ne l'a jamais dite
         Et la lumière dorée sur le mur ocre du chagrin
         fait comprendre si vite que tant de jours
         s'abolissent sans secours
         dans cette lente irradiation du monde blanc
         où le langage se défait mot à mot lettre à lettre
         Et l'on murmure de mi-voix seul
         de peur d'être entendu ou bien montré du doigt
         comme un fou un homme invraisemblable
         de toucher au dénuement du monde muet
         qui tremble en soi
         Et puis chaque trait d'encre sort du néant
         comment ne le voyez-vous pas
         comment n'entendez-vous pas
         ce qui vient à pas vivant
         Mais vous ne pourrez noyer ma tristesse
         ma tristesse seule d'être humain

         in Œuvres poétiques, tome I, La rumeur libre, Corps et âmes, éditions La rumeur libre 2012,  p.p.84 à 87

On chavire tête la première dans ce poème, happé par son souffle épique dans une spirale d'irréversible solitude. Qui osera tendre la main secourable?
Noir mais superbe, ce texte mérite qu'on le lise jusqu'au bout, qu'on s'en imprègne, qu'on le vive de l'intérieur et y revienne. Le déferlement des images, leur âpreté en font un témoignage bouleversant. L'être humain y affronte une à une ses contradictions mais, à l'image du soleil, il n'en cesse pas moins de resplendir.

Étrangement la blancheur est partout présente dans cette anthologie : celle de la lumière blanche ingouvernable, couleur d'opale, que l'on mendie, celle de la pluie criante de blancheur et de la longue nuit blanche que l'on quitte pour s'asseoir face au soleil, la voix par la fatigue devenue blanche. Le bleu, l'ocre et le jaune alternent avec cette frêle blancheur du blanc et ces maisons jaunes dans le soleil.
Derrière un halo de blancheur farouche, il n'est que l'homme qui soit triste de naissance, mais quelle audace pour en parler !

Le texte précédent a été publié pour la première fois en 1993, le suivant en 1985; l'auteur a choisi de ne pas respecter la chronologie lors de la publication récente de ces anthologies I et II. Le ton et l'inspiration restent les mêmes.

         Nous avons longé la nuit. Sans nous retourner. Derrière nous la rive. Toi. Moi.
         J'ai conservé  l'odeur de tes tempes. Le noir de tes cheveux. Un peu de ta salive et de ton sang.
         Comment désormais oublier. Avancer. Avec tout ce que nous avons laissé derrière nous.
         Sans nous retourner. Je suis un peu de ta salive et de ton sang. Qui coulait. Un peu de ta voix.
         Où je revenais. Dans ta gorge serrée. Et qui parlait. Je ne suis pas lavé de toutes ces fuites, de
         tous ces abandons, quand nous partions dans la nuit, toi et moi, poussés par la peur. Je suivais
         tes yeux. Le jour ne venait pas. Nous éloignait. La douleur est restée derrière nous. Un peu de 
         gris reste attaché au souvenir de tes yeux. Je ne sais plus avancer. Aujourd'hui remuer les
         débris de tout ça, de tout ce ciel étouffé dans ma voix. Tout ce qui lentement su nous déchirer,
         nous gagner. Comme ces branches ces fougères que nous frôlions des doigts, du visage, en
         marchant.
         Quelques images demeurent là-bas, tournoyantes, ensoleillées. Les brumes matinales roulant
         au fond du val, ces grands vols de colombes, beiges et blancs, au-dessus du lavoir. La terre ocre
         ravinée par les pluies, l'éboulement des sols, la bruyère et l'éclat de la rocaille comme un
         incendie soudain des voix. Ces pierres refermées sur elles-mêmes, lavées du sommeil. Et le
         bruit de ton pas, enseveli dans cette terre compacte de nuit, d'oubli. De tes deux mains
         encerclant mes genoux, dans ces gares où la voûte transparente gelait les étoiles. L'immobile est
         venu sur ton visage renversé, sur ton sang et sur tes lèvres. Pour ne plus parler. Je garde
         quelques lettres de toi. Sans que tu ne me voies jamais errer, ni me perdre. Le silence de ces 
         matinées. La fenêtre. La faïence pâle de la cuisine...

         in Œuvres poétiques, tome II, Ces moments qui n'en deviennent qu'un, Autobiographie blanche, La rumeur libre, 2012, p.p.61/62

Pour mieux comprendre cette œuvre, il faut savoir l'attachement viscéral du poète à la région minière des Cévennes, où vécurent et travaillèrent nombre des siens jusqu'à la fermeture des exploitations. Deux mondes constamment opposés, nature méridionale baignée de lumière et labyrinthes souterrains, s'affrontent en lui.
 La blancheur s'impose pour contrebalancer la présence de la mine, l'obscurité redoutable de ses galeries, la permanence des dangers qu'engendre le métier.
La même blancheur accueille aussi la remontée du mineur au grand air, à la lumière, à la vie et vaut d'être célébrée.

 Dans la préface de son livre, Les visages et les voix, Le chemin de la grande combe, Patrick Laupin s'en explique:

         La cité des mines fut pour moi ce lieu des signes. Aujourd'hui encore les sensations
         d'alors interviennent comme rythme d'ouverture et de fermeture de mes propres perceptions.
         Comme s'il me fallait déchiffrer, traduire, cette blancheur évasive des choses inécrites.
         Lorsque l'intuition a fini momentanément de résonner en nous, nous sommes momentanément
         libres. Je crois qu'enfant, j'ai pressenti le courage et la fatigue, le corps écrit, le retour du
         nocturne, et le bonheur du jour, toute cette impassibilité muette de matière amoncelée en eux
         tel un cœur mystérieux de l'univers. Là où la présence transmet l'énergie vibrante d'un langage.
         Là où au-delà de l'ordre inversé du monde existent des histoires vraies, d'uniques, de secrètes
         paroles.
         (...)
         Je crois que j'écris parce que j'ai pressenti ce continent muet, quelque chose d'insondable,
         d'inexprimable et qui m'arrive dans la vitesse du langage à fleur de peau. Au moment où
         l'intuition de la vie est ressentie la plus forte, tout le langage semble faire défaut.
         Mais c'est alors que naissent les mots si nous avons la patience de croire et d'attendre.
         (...)
         in Les visages et les voix, Cadex Éditions, 1991, p.p.17/18

Nourrie de ce passé à la gravité douloureuse, l'écriture de Patrick Laupin prend toute sa profondeur.
Elle rejoint la voix d'autres auteurs, tel Jorge Semprun dans L'Écriture ou la vie, qui, évoquant tout autre chose que la vie des mineurs, décrit ce que peut être une vie vécue dans le sentiment constant de l'imminence de la mort: "Personne ne peut se mettre à ta place, pensais-je, ni même imaginer ton enracinement dans le néant, ton linceul dans le ciel, ta singularité mortifère. Personne ne peut imaginer à quel point cette singularité gouverne sourdement ta vie: ta fatigue de la vie, ton avidité de vivre; ta surprise infiniment renouvelée devant la gratuité de l'existence; ta joie violente d'être revenu de la mort pour respirer l'air iodé de certains matins océaniques, pour feuilleter des livres, pour effleurer la hanche des femmes, leurs paupières endormies, pour découvrir l'immensité de l'avenir.

Patrick Laupin est l'auteur d'une œuvre dense et prolifique, qui couvre plus de 593 pages de poésie et de proses pour les tomes I et II de Œuvres poétiques. Il a reçu, à l'occasion de la sortie de ce livre, le Grand Prix de la Société des Gens de Lettres, en 2013. Il était l'invité du Festival Voies Vives à Sète en 2014. Il vient de se voir attribué le Prix Kowalski 2015, pour son recueil, Le dernier avenir.

 Sur le rabat de couverture de ce dernier livre, l'auteur précise: "Je m'intéresse à la lecture et à l'écriture, tout autant qu'au travail avec les autres, depuis le jour où j'ai réellement compris et ressenti que les voix des autres qui parlaient en nous nous donnaient vraiment quelque chose de mobile et recréateur."
Le style et la mise en page sont tout autres, le ton reste vigoureux. Un dessin d'enfant, placé en couverture s'intitule, tel un cadeau,  La Confidence. La première page se lit comme une déclaration d'amour à la voix de la poésie:
 
           Tu es venue à moi et je t'ai aimée tout
          de suite Un langage comme une barque,
             crécelle, boite à musique, un théâtre
          d'ombres, un manège ou un kiosque Un
            langage qui m'a fait chercher toute ma
           vie qui était derrière la chair parlée des
           choses Qui était vivant dans les petites
           lettres sous la rature et leur mur ébloui
             d'infini La vie n'est pas une option et
             on ne peut pas rétrécir jusqu'à pauvre
             fil sans mémoire Je suis resté celui qui
             t'attend L'éternel étudiant des voix qui
            persuadent et qu'on ne traduit pas J'ai fait
            porte étroite de mes rêves à la passion des
            ponts du soupir Je pourrais même donner
                des dates à mes intervalles et longs
               silences Un nom à cette chambre entre
             le rêve spontané et ton corps Un parfum
             têtu de chèvrefeuille au nu de tes épaules
                         À la manière des amants

             in Le dernier avenir, La Rumeur libre, 2015, p.11

Ces pages libérées, rédigées comme un testament, mais germes d'espoir, semblent écrites pour être lancées à toute volée.  Beauté et bonté – très franciscaines – nous tiendront lieu de conclusion. Leur souffle, dispersé par un brise bienveillante, fera longtemps écho.

           (...)

           Je rêve, passant le portail, à un Livre
           Style allègre, vif, vocabulaire souple,
        intense Un mode direct d'approche Un
      moi non composé Chose fluide qui laisse
        planer les ailes de l'inspiration L'esprit
            prendre son envol Intact Un surplis
       végétal qui rende la sève et la différence
            entre l'ébauche et le règne Nous tel
          qu'on sera à la seconde suivante si on
        passe C'est la fin de la clause du mal des
         Ténèbres Tous ces jadis naguère "Si tu
          me touches Je m'isole" Maintenant je
          prends au sérieux l'habitude des gens
        qui se taisent tellement ils se demandent
             si quelque chose existe vraiment
        Maintenant tu n'es plus là Je fais silence
                   "Si tu souffres je te cache"
        Les mots ne sont pas précieux par le
         seul sens qu'on leur donne mais par
           la différence qu'ils marquent entre
       plusieurs moments de la vie. Ma vérité
       tiendra toujours un peu à l'hélice rose
        des moulins du matin, des prières du
       vent, à la vétusté des choses sur l'étal
          d'un bazar, l'écorce d'érable ou de
      tilleul, les ballots de laine, coton, soie
         allégée, fichu par côté Et ton long
       soupir d'épaule pour monter la pente
       Je ne crois pas en dieu mais au divin
      J'ouvre la porte J'entre Le cou gracile
      des anémones s'incline en vrai sourire
    et invite les oiseaux à franchir la fenêtre
     Ils entrent et font mine de comprendre
       ils disent que pour écrire il faut être
     ensemble se rassembler et ne plus avoir
      peur Faire confiance et deviner qu'une
        âme c'est quelque chose qui tombe

(...)
         ibid p.146/147

Bibliographie:
  • Œuvres poétiques, tomes I et II, La Rumeur libre, 2012
  • Les visages et les voix, Le chemin de La grand-Combe, Cadex éditions, 1991 
  • Le dernier avenir, La Rumeur libre, 2015
sur internet :

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