Port des Barques

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vendredi 20 novembre 2015

Le Haïku selon Alain Lévêque et Minh Triêt Pham

 Les règles du haïku, mise à distance et intériorité, sont les bienvenues après les évènements de la semaine écoulée.
Philippe Jaccottet, qui les découvre en août 1960 dans une traduction anglaise en quatre volumes de Blyth, en est si bouleversé qu'il reste incapable d'écrire pendant longtemps mais note alors: "ces poèmes ont des ailes qui nous empêchent de nous effondrer."

Alain Lévêque, né à Paris en 1942, est poète et écrivain. Il décrit longuement et avec finesse ce qu'est selon lui, le haïku, ce bref poème japonais, dans son livre Ombre portée paru en 1980, aux Éditions de L'ermitage.


         LE HAÏKU, ÉVANGILE DU TERRESTRE

         Le haïku, poème des saisons, poème du temps, mais du temps qui vibre, le haïku poème de l'instant. Car l'on meurt loin des saisons, oui, l'on traîne, hors de l'instant, dans la durée indéfinie, dans le temps mort, décentré de soi, corps et âme, désancré de l'élémentaire, vent, eau, lune, soleil, herbe, sang, en proie à une soif qui est une famine!
         Le haïku, acte de présence au monde. Mise en mouvement, en musique, en harmonie des fibres qui nous unissent à la réalité terrestre et qui tressent le lien premier, la corde originelle de l'arc d'os et de terre que nous sommes et que nous voulons être encore malgré la fatigue d'exister et la mauvaise cendre des religions.
         Et acte, non d'appropriation, mais d'apparentement, de compassion à un tout dont nous sommes partie (de moins en moins intégrante pour notre malheur).
         Le haïku comme un éclair (un flash) dans la nuit de nos journées, comme un rappel du temps tel qu'il doit se vivre, ici et maintenant, comme la note, claire et brève, du temps vécu, du seul, du vrai vécu, celui qui trame une vie : l'instant de l'accord, une illusion, un rien peut-être, mais fulgurant, intense, le moment où le courant jaillit de nouveau entre le dedans et le dehors, inattendue, flèche !
         Le haïku, poème de l'inattendu, et de l'attente (non pas de la quête), de l'improbable, du dérobé, du simple. Le haïku, poème des cinq sens et du sixième, le sens de l'invisible.
         Le haïku dans la ville : une bulle d'oxygène qui éclate, l'ombre d'un nuage entre deux voitures, une mouette au-dessus d'un pont noir de passants, un coup au cœur.
         Le haïku, poème des choses et des êtres d'ici-bas, de leur rumeur, de leurs gestes dans la langue, poème du moindre écart entre les mots et les choses. Mots comme de simples lanternes éclairant le chemin qu'il faut suivre si l'on ne veut pas se perdre dans les sables de l'écriture, ce miroir tendu à soi-même. Mots à dégager du sol, à déterrer, à mettre au jour, boueux, après avoir brisé en soi la croûte froide de l'insensible, de l'abstrait, du jeu vain des vocables entrechoqués. Mots en vie.
         La passerelle tremblante des mots où l'on s'engage. Les mots pour ce qu'ils sont : traits d'union au-dessus du vide jetés d'un bord à l'autre comme un cri. Un appel d'un vivant à un autre. La trace d'un pas. Et pour sens, en eux-mêmes et hors d'eux- mêmes, qui les pousse, qui les leste, qui les enfièvre un instant : la part de vécu, la source et aussi bien, la main qui recueille la petite flaque évanouissante, la bouche qui boit cette fraîcheur.
         Le haïku comme le courant d'un fleuve invisible qui coule en nous et au dehors mêlant le dénommé et l'indicible, bénissant l'indivisible. Et que seule suscite l'attention, mieux : l'adhésion, la dévotion, sinon le consentement, à cette terre malgré la fermeture dans la langue, dans l'espace, dans le temps, malgré les barrages hérissés du quotidien, malgré l'aveuglant, l'assourdissant tout autour de nous.
         Le haïku pour le silence qui laisse entendre le chant du monde et ouvre l'œil intérieur. Et pour le souci de poésie qui prête sa voix, son regard, au silence. Le haïku : le fil du silence.
         Le haïku, évangile du terrestre. Oui, enfin, la bonne parole. La vie retenue comme la terre entre les doigts. Jour après jour, nuit après nuit, le murmure, le bruissement du vivant. Un chapelet d'os, grain après grain. Un collier de coquillages, mais baveux, sur la peau nue, bientôt morte.
         L'eau claire des yeux tombant sur le monde.

in Ombre portée, aux Éditions de L'Ermitage, 1980, p.p 55/56/57

Les haïkus, qui suivent sont ceux de Minh-Triêt Pham, qui fréquente le Kukaï de Paris et se passionne pour la culture japonaise.
Ils sont tirés de sa dernière publication, Journal en Mikado, parue en français et en vietnamien, langue natale de l'auteur, chez Transignum en 2015, et accompagnée d'images de l'artiste Wanda Milhuleac.
Cette publication, très originale, se présente sous la forme de 20 photos d'une partie de Mikado. Tirées au format carte postale et réunies dans un étui, elles portent chacune au verso un haïku de Minh-Triêt Pham.

S'il vous semble que ces haïkus ne respectent pas la règle japonaise traditionnelle des 5/7/5 syllabes, sachez que Anglais, Canadiens et Européens se sont pour beaucoup affranchis de cette règle mais qu'ils ont conservé l'esprit de ce bref poème et aussi l'humour – qu'a omis de mentionner dans son texte Alain Lévêque – et qui reste très présent chez les poètes japonais.

          matin pluvieux
          entre mes mains
          la chaleur du journal

                      **

          cours de dessin
          le modèle africain
          en ombre chinoise

                      **

          dans son box
          la dame pipi lit
          " Libération"

                      **

          parc zoologique
          entre ombres et lumière
          quelques zèbres

                      **

          seul sur la plage
          contemplant le crépuscule
          l'homme à la canne blanche

                      **

           diner seul
           avec 1.000 amis
           sur Facebook

                      **

           à la nuit tombée
           inquiétant est
           le silence

                       **

           in Journal en Mikado, avec des images de Wanda Mihuleac, éditions Transignum 2015

Que ce fil fragile du silence, selon les mots d'Alain Lévêque, vous conforte et vous replace "dans le bruissement du vivant", où par un "acte de présence au monde" nous restons les garants de nos choix et de nos valeurs de liberté.

sur internet:

  1. Alain Lévêque sur Google: https://fr.wikipedia.org/wiki/Alain_L%C3%A9v%C3%AAque
  2. le site de Minh-Triêt Pham sur internet: http://mtpham75.free.fr/
  3. un article de Stéphane Chaumet sur le poème court:http://www.tempslibres.org/tl//docs/SBPoeme-minuscule.pdf


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