Port des Barques

Port des Barques

samedi 25 avril 2015

Dana Shishmanian : "la cible existe tant que tu la vises"

        Couteau suisse ou comment (se) manger frais

        Un poème est comme une boîte de conserves
        faut savoir l'ouvrir
        alors même que tu n'as pas d'outils appropriés
        débrouille-toi improvise avec un couteau (suisse) un
        tournevis un ouvre-huître un casse-noisette
        faut percer un trou et ensuite suivre les cercles prédestinés
        en spirale en rondelette
        la trajectoire d'un poème préexiste mais personne ne la
        connaît
        c'est pourquoi en fait tu l'as découvres en le créant
        et ça dégouline forcément c'est bon signe d'ailleurs
        ça coule ça jaillit ça déborde ça délice
        faut seulement (une fois ouverte) tenir son souffle avec respect
        le temps de bien s'habituer à ses arômes à ses épices
        jamais partir trop tôt à déguster ni se fier à son aspect
        plus il est sobre plus il t'enivre
        plus il est sec plus il t'ensource
        plus il est sale plus il te lave
        plus il t'égare plus il te trouve
        plus il te perd moins il te perche
        moins il t'accroche plus il te soûle
        plus il t'emballe moins il te tient
        moins il t'écoute plus il te plaît
        plus il frétille moins il poissonne
        mieux vaut le manger tout cru sans rancœur
        tant qu'il est ton propre cœur
        comme cela t'as une chance de rester frais
        (serait-ce ne pas mourir en vrai)

        in Les poèmes de Lucy, L'Échappée Belle Édition 2014, p.15

Avec humour, audace et liberté, Dana Shishmanian, s'adresse au néophyte et lui confie la dernière recette poétique. Il fallait oser.
Ce quatrième recueil,  Les poèmes de Lucy, placé sous l'égide de l'âme de notre lointaine ancêtre, est paru en septembre dernier aux éditions L'Échappée belle. Livre de maturité, il s'interroge et va à l'essentiel. L'insolence badine et inventive du ton est plaisante mais le but n'en demeure pas moins grave et réfléchi. La cible existe tant que tu la vises. Et pourtant...

       Autoportrait à la chaise vide

        On souhaite quoi quand on commence un poème
        rien on ne souhaite rien
        on accomplit quoi – on ne sait on se doute rien
        on n'est pas transformé on ne vit pas différemment
        pas plus riche pas plus pauvre ni spirituellement ni autrement
        plus aimant à peine plus haineux ça dépend plus comment
        plus nullement si drôlement librement sauf certainement
        occupé
        oui on est occupé quand on écrit un poème
        on est occupé par le poème comme une place de concert
        temporairement non libre
        après, rendue à sa nullité mais là occupée
        par qui par quoi pourquoi comment – vient et passe
        le poème jamais le temps de t'expliquer
        pas son affaire t'es qu'un moldu c'est tout il te salue
        gibus tendu à bout de bras
                               à la prochaine madame

         ibid p.16

Toute l'originalité de ce livre est là. Le poète use d'un langage parlé imagé mais, avec l'air de ne pas y toucher, ouvre des chemins détournés. Une  surprise et un tour de force quand on connaît la douceur et la réserve de l'auteur. Une parole libérée de l'angoisse également par la sagesse du vent, la folie de l'eau, qui monte aux lèvres et lui fait dire : je serai la trace de la larme, tombée au creux de ta main, absoute.

        Fruits inversés

        Le trop plein d'une vie
        s'est déjà déversé
        j'ai de moins en moins
        de contenu
        propre
        au fur et à mesure
        que je grossis
        on dirait que je me remplis
        des autres
        je devrais les déverser
        autrement
        mes poèmes sont déjà pleins
        de moi
        y a plus de place
        même pas dans les futurs
        eux je les remplirai
        de la sagesse du vent
        de la folie de l'eau
        je les donnerai aux petits
        comme des cerfs-volants
        qu'ils courent sur la plage
        un poème accroché à la corde
        qui les suspend au ciel
        tels des fruits inversés

        ibid p.23

        La mort en bandoulière

        J'ai toujours eu ma mort avec moi
        tel un livre de poche sous le bras
        tel un mouchoir dans l'embarras
        advienne que pourra
        le plus dur c'est de comprendre
        qu'amour et néant ne font qu'un chaos froid
        et flot de flamme corps pourri
        et cœur de l'âme tais toi t'es qu'une
        vieille dame après tout ni homme ni femme
        mon Père qui es aux cieux
        donne-moi aujourd'hui pour l'avent
        les rimes de ce jour et le pain d'antan

        ibid p.34

Bien entendu les calices sont bus, souvent avant même d'avoir vécu, mais par bonheur, les vieux poètes portent encore, accrochés à leur dos, tels des poissons d'avril, les contours des anges, l'air de ne même pas s'en apercevoir.
Quant à Lucy, elle déclare:

         (...)
         ci-gît maîtresse de maison
         et nourricière de mots bidon
         maintenant la boucle est bouclée
         de mes poèmes de mes corvées
         et l'autre univers je le forgerai
         sur la pointe d'une dent de lait

        (extrait) ibid p.50

Dans cet autre univers, celui de la poésie, les barrières seront abolies. La langue sera polyglotte et l'accueil généreux .

        La fugue

        Ma joie vous ne la connaîtrez pas
        là où je danse vous ne me suivrez pas
        mes pantoufles usées vous ne les retrouverez pas
        mes plaisirs vous ne les éprouverez pas
        mes poèmes vous ne les lirez pas
        j'ai décidé de partir
        en moi-même
        dans mon rêve à moi
        dans ma vie à moi
        dans ma mort à moi
        dans ma pensée à moi
        dans ma langue à moi
        n'y entreront
        que des gens que je ne connais pas
        des gens qui ne me connaissent pas
        qui n'ont cure de moi
        ma porte cachée ne se fermera pas
        ne s'ouvrira pas
        elle sera là
        pour qui entre et sort
        sans passeport

        ibid p.51

C'est à nous tous, inconnus, que le poète s'adresse, car de temps en temps, oui il faut faire des gestes, comme tendre la main, jeter des mots par la fenêtre.

        En face de toi

        Arrête-toi juste un instant
        de tes pensées, de tes gestes habituels

        ne parle plus

        n'explique plus

        ne dis plus
        ce que tu penses
        savoir

        ne réclame plus
        ne calcule plus
        tes faits et gestes
        ne compte plus tes sous

        juste arrête

        regarde l'homme en face de toi

        tâche de sentir
        sa peur
        sa peine
        sa colère

        laisse-le parler

        écoute
        juste un instant
        en silence

        ou sinon
        laisse-le pleurer
        sans rien dire

        ou sinon
        laisse-le te regarder

        peut-être lui aussi
        a envie
        de s'arrêter
        pour juste se sentir
        être
        en face de toi

        ibid p.p 55/56

Je n'ai pas hésité. Je me suis arrêtée. Nous nous sommes longtemps regardées.

N.B
à lire ou relire également deux articles de Roselyne Fritel, paru sur la Pierre et le sel, à propos de deux recueils de  Dana Shishmanian. Le premier, daté du 4 avril 2012, pour Mercredi entre deux peurs paru chez L'Harmattan, en mars 2011, le second, daté du 5 mai 2014, à propos de Plongeon Intime, paru aux éditions du Cygne en 2014.








       


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