L'exposition de peinture, qui se tient actuellement à Paris, au Musée d'Art Moderne, présente les œuvres d'une artiste peintre allemande, Paula Modersohn-Becker.
Paula Becker s'est formée à la peinture et au dessin à Berlin, de 1896 à 1898.
En septembre1898, elle rejoint à Worpswede, non loin de Brême, une communauté d'artistes installée en pleine nature dans la lande.
Dès le premier soir, elle écrit à sa tante: "Je jouis de ma vie à chaque respiration, et au loin rougeoie et luit Paris. Je crois réellement que mon désir le plus silencieux, le plus nostalgique se réalisera."
Dans la nuit du nouvel an 1899, elle part pour Paris, où elle retrouve son amie sculpteur, Clara Westhoff, venue étudier elle aussi à l'école de sculpture de Rodin.
Paris est alors à l'avant-garde de la création et s'ouvre à elle comme un foyer d'art, elle y fera quatre longs séjours entre 1900 et 1906.
Inscrite à l'Académie privée Colarossi, 10 rue de La Grande-Chaumière, elle fréquente aussi les cours gratuits d'anatomie à L'École des beaux-arts, ouverts aux femmes depuis peu.
Elle arpente le Louvre, où elle dessine des croquis des grands maîtres et découvre les tanagras. Elle est fascinée par les visages peints des défunts du Fayoum. Ils vont influencer par la suite ses portraits et autoportraits.
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Autoportrait à la branche de camélia 1906/1907
Elle visite les galeries d'art célèbres, comme celle de Vollard, où elle peut admirer des Cézanne,
mais voit aussi une exposition Pablo Picasso, des sculptures d'Aristide Maillol, des tableaux d'Henri Matisse, les rétrospectives Seurat et Vincent Van Gogh et visite l'atelier de Maurice Denis, à Saint Germain en Laye. Ce foisonnement d'œuvres de formes, de techniques et de styles variés élargit son propre langage pictural.
Elle est introduite par Rilke auprès de Rodin, dont il est le secrétaire, comme l'épouse du peintre allemand Otto Modersohn. Elle visite son atelier de Meudon et s'émerveille à la vue des nombreux carnets de croquis, que lui montre le sculpteur.
Dans son journal, elle écrit, en 1900 :
"Je sais que je ne vais pas vivre très longtemps. Mais est-ce si triste? Une fête est-elle plus belle parce qu'elle est plus longue ? Et ma vie est une fête, une fête brève et intense. Mes sens s'affinent, comme si, dans les quelques années qui me restent, il me fallait tout, tout assimiler. Et j'aspire tout, j'absorbe tout."
Elle épouse en mai 1901 un des peintres de la communauté d'artistes de Worspwede, Otto Modersohn, resté veuf avec une petite fille, et devient ainsi Paula Modersohn- Becker. Elle passera dorénavant plusieurs mois chaque année à Paris.
De son coté, son amie sculpteur, Clara Westhoff, a épousé Rilke, qui la quitte un an plus tard à la naissance de leur premier enfant.
En 1905, Paula s'inscrit à l'Académie Julian, qu'ont fréquentée Gauguin et les Nabis, auparavant.
Elle écrit à son mari: "C'est curieux, cette fois ce ne sont pas tant les vieux maîtres qui me font de l'effet, mais principalement les plus modernes des modernes. Je vais aller voir Vuillard et Denis, car c'est à l'atelier qu'on ressent la plus forte impression".
Rilke, qui échange très volontiers avec Paula à propos des expositions ou des peintres qu'ils visitent ensemble à Paris, ne la considère toujours pas comme une artiste.
Invité chez les Moderoshn, à noël 1905, il lui achète cependant son premier tableau, Nourrisson avec la main de sa mère, et écrit ceci à son propos :
"Le plus curieux fut de trouver la femme de Modersohn dans une évolution très personnelle de sa peinture, peignant sans égards et droit devant des choses qui sont très de Worpswede et que pourtant jamais personne encore n'avait été capable de voir et de peindre. Et sur ce chemin très personnel, rejoignant étrangement Van Gogh et son orientalisme."
En février 1906, elle est de nouveau à Paris, mais cette fois sans idée de retour. Elle veut "suivre sa propre voie" et aller jusqu'au bout de sa recherche, avec l'espoir d'en vivre et d'être reconnue:
"en moi brûle le désir de devenir grande dans la simplicité" écrivait-elle déjà dans son journal, en avril 1903.
Installée dans un atelier parisien au 14 avenue du Maine à Paris 14ème, elle écrit à Rilke :
"Et voilà que je ne sais plus du tout comment je dois signer. Je ne suis pas Modersohn et je ne suis plus non plus Paula Becker. Je suis moi, et j'espère le devenir de plus en plus."
Elle avait vu la collection Gauguin de Gustave Fayet, au printemps 1905. Au Salon l'automne de 1906, a également lieu une grande rétrospective des œuvres de Gauguin. Elle s'en inspire lorsqu'elle entame sa période la plus productive et la plus inventive.
Prenant son propre corps pour modèle, elle se peint nue en pied, (enceinte étrangement, alors qu'elle ne l'est pas) mais elle est la première femme à oser le faire.
Elle multiplie les portraits comme les autoportraits, ses personnages ont maintenant des yeux sans pupilles, ce qui leur confère distance et mystère. Elle peint également des natures mortes avec des objets symboliques à la manière de Gauguin et varie à l'infini sa touche.
Elle continue à peindre quantité d'enfants et elle-même, nus, avec des fruits portés en ostensoir ou constellant le sol.
Portrait de Rainer Maria Rilke Mai-juin 1906
Peint à l'automne 1906, le tableau ci-dessous est d'une remarquable intensité et semble le bel aboutissement d'un travail acharné. Il répond pleinement au souhait exprimé dans son journal:
"en moi brille le désir de devenir grande dans la simplicité."
Italienne nue en buste, tenant une assiette dans sa main levée, Automne 1906
Dans le poème qu'écrira plus tard Rilke, il l'évoque de façon émouvante ainsi:
(...)
Et des fruits, j'achèterai des fruits, où l'on
retrouve la campagne jusqu'au ciel.
Car à ceci où tu t'entendais: les fruits dans leur plénitude.
Tu les posais sur des coupes devant toi,
tu en évaluais le poids par les couleurs.
Et comme les fruits tu voyais les femmes,
tu voyais les enfants, modelés de l'intérieur
dans les formes de leur existence.
Et pour finir, toi-même tu te vis comme un fruit,
tu te dépouillas de tes vêtements, tu allas te placer
devant le miroir et tu t'y enfonças toute entière,
sauf le regard; lequel, sans fléchir,
s'abstint de dire: c'est moi. Non: ceci est.
Si dénué de curiosité à la fin, ton regard,
si détaché de tout, d'une si véritable pauvreté,
que tu n'étais même plus pour lui objet de désir: saintement.
(...) extrait du Requiem pour une amie, traduction de Jean-Yves Masson, 2007, figurant dans le catalogue de l'exposition, p.p.153/154
Auto portrait au citron 1906/1907
Otto Modersohn rejoint son épouse à Paris en septembre 1906 et passe tout l'hiver auprès d'elle.
Enceinte de son premier enfant, elle repart finalement avec lui pour l'Allemagne, au début de l'été 1907 et réintègre sa vie et son ancien atelier.
Elle mettra au monde une petite Mathilde, le 2 novembre 1907 et mourra d'une embolie, le 20 novembre de la même année, à l'âge de 31 ans. Ces derniers mots seront: "dommage".
C'est un an plus tard, entre le 31 octobre et le 2 novembre 1908, que Rilke rédige, à Paris, le Requiem pour une amie, déjà cité plus haut, qui s'achève ainsi :
(...)
Es-tu encore là? Dans quel recoin es-tu ? –
De tout cela tu as eu une si ample science,
tu as pu accomplir tant de choses en t'éloignant ainsi,
ouverte à tout, comme un jour qui commence.
Les femmes souffrent : aimer veut dire être seul,
et les artistes parfois dans leur travail pressentent
que leur devoir, quand ils aiment, est la métamorphose.
Amour, métamorphose: tu entrepris l'un et l'autre; il y a l'un
et l'autre dans Cela qu'à présent falsifie une gloire qui te les dérobe.
Hélas, toi tu fus loin de toute gloire. Toi qui fus
de peu d'apparence; qui avais sans bruit replié
ta beauté en toi-même, comme on baisse un drapeau
au matin gris d'un jour ouvrable,
et ne voulais rien d'autre qu'un long travail, –
travail qui n'est pas accompli: non, hélas, pas accompli.
Si tu es encore là, s'il reste encore
dans cette obscurité une place à laquelle ton esprit
vibre sensiblement, à l'unisson des ondes planes et sonores
qu'une voix, solitaire dans la nuit,
suscite dans le flux d'une haute chambre:
Alors écoute-moi: Aide-moi. Vois, nous allons nous aussi
glisser, nous ne savons quand, revenir de notre avancée vers
quelque chose que nous n'imaginons pas, où
nous serons empêtrés comme dans un rêve,
et dans quoi nous mourrons sans nous réveiller.
Nul n'est plus avancé. À tous ceux qui ont soulevé leur sang
pour une œuvre qui s'avère longue,
il peut arriver de ne plus le tenir à bout de bras
et qu'il retombe, privé de valeur et vaincu par son poids.
Car il existe quelque part une antique hostilité
entre la vie et le noble travail.
Afin que je la discerne et la dise: aide-moi.
Ne reviens pas. Et donc – si tu le supportes –
sois morte chez les morts. Les morts ont fort à faire.
Aide-moi pourtant, sans dissiper tes forces,
comme m'aide parfois le plus lointain: en moi.
in Requiem pour une amie, Verdier poche, édition bilingue, traduction J-Y Masson, 2007.
En 1903, Rilke avait omis de faire allusion à Paula Modersohn-Becker dans sa monographie écrite sur les peintres de Worpswede. Paula avait alors écrit dans son journal qu'on y trouvait "plus de Rilke que de Worpswede".
J'éprouve le même sentiment à lire nombre de vers du Requiem pour une amie. Il y parle davantage de lui-même que de Paula. L'ego de Rilke était sans doute surdimensionné.
Les moindres écrits de Paula sont par contre d'une réelle authenticité et la rencontre avec son œuvre, bouleversante.
De son vivant, Paula n'a exposé que cinq fois et n'a vendu que trois toiles, quelques unes ont également été brûlées par les nazis, mais les œuvres rassemblées pour l'exposition du Musée d'Art moderne parlent largement d'elles-mêmes, ne les manquez pas.
Bibliographie:
- Catalogue de l'exposition Paula Modersohn - Becker, L'intensité d'un regard, Musée d'Art Moderne de la ville de Paris 2016
- Être ici est une splendeur, Vie de Paula M.Becker, par Marie Darrieussecq, P.O.L, 2016
- https://www.google.fr/#q=exposition+paula+modersohn-becker
- http://www.telerama.fr/scenes/mourir-a-trente-ans-ou-l-oeuvre-empechee-de-paula-modersohn-becker,140821.php
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